(RSS)" href="/index.xml" /> Inutile l'armée ?

Inutile l'armée ?

1.

 

Utile l’armée ? Inutile ? La question ne devrait pas être posée. Et pourtant, sachant qu’aucun conflit majeur n’a meurtri nos terres européennes depuis la Seconde Guerre mondiale, une frange non négligeable de nos générations les plus jeunes s’interroge. Les populations de ce qui composait auparavant l’Europe des neuf, bien avant la folie ou plutôt l’inconscience de vouloir réunir vingt-sept drapeaux, voire vingt-huit, n’ont donc plus souffert de quelque invasion guerrière, soldatesque, depuis plus de soixante-dix ans. Bien sûr, les guerres ont continué à écumer notre planète, à la martyriser, à la piétiner sans discernement, mais à chaque fois, pour nous, Européens gâtés que nous sommes, les combats sanglants se sont déroulés sous d’autres latitudes, bien éloignés de nos préoccupations premières.

 

Cette fausse sensation de sécurité, accentuée par les images toujours prégnantes de la chute du mur de Berlin, a conduit les dirigeants de certains pays occidentaux, dont la Belgique, de plus en plus confiants et plus soucieux de se livrer à une politique politicienne que de réfléchir à l’intérêt de la nation, à réduire voire supprimer les dépenses publiques liées à la préservation d’une armée forte et nombreuse. Au cours de ces dernières années, les ministères de la Défense de ces mêmes pays ont vu leur budget annuel se réduire comme peau de chagrin, ou se stabiliser, ce qui revient au même. Il y a la fonte des glaces. Il existe aussi la fonte des armées. Paradoxalement, les demandes de missions de combat ou de sécurisation de territoires n’ont peut-être jamais été aussi courantes que depuis la chute du communisme soviétique. Muées en très peu de temps en armées de métier, les effectifs de nos troupes ont subi des coupes franches, entraînant au passage des missions plus longues, plus fréquentes, pour les soldats habilités à côtoyer le risque, le danger permanent d’être pris pour cible, et donc le stress évident que tout cela génère.

 

Après réflexion, la mutation en armée professionnelle recueille de nombreux avantages, auxquels on peut additionner de multiples économies, tant en matériel qu’en tenues vestimentaires, sachant que maintenir une troupe nombreuse relevait de la gageure, surtout en période de crise financière. Un soldat se doit d’être logé, nourri, équipé de pied en cap et… rémunéré. Si l’on rajoute à cela le coût plus que conséquent de sa formation, on atteint très vite des montants exorbitants. Tout cela ne doit pas être discuté, ni remis en cause, encore moins contesté. Le choix n’avait rien de cornélien : le maintien du service militaire ne pouvait perdurer. L’Histoire enrichit nos consciences, mais celle-ci n’a jamais été linéaire, elle s’inscrit dans un graphique fait de pulsations, de chutes brutales et de redressements lents. La géopolitique avance par phases, place ses pions, coordonne les actions de l’un ou l’autre État. Nous le verrons ultérieurement.

 

Certes, sans l’apport immense des États-Unis, il n’est pas sûr que l’envahisseur nazi eût été repoussé. Apport militaire, apport financier, apport matériel, apport moral. Tout cela me semble évident. Sans oublier la personnalité tranchante et sans ambiguïté de Sir Winston Churchill qui, à n’en point douter, fut le premier petit caillou glissé dans la botte fasciste. Nous ne réécrirons pas le funeste scénario. Nous nous contenterons de le commenter pour en dégager l’essence de cet ouvrage : l’utilité, ou non, d’une armée.

 

Au premier abord, le mot « armée » possède une connotation repoussante, carrément péjorative. À ce mot pour le moins martial – quoi de plus normal – sont associés d’autres mots ou expressions qui n’ont rien de très engageant : rigueur, bêtise, absurdité, punition, discipline, corvées, brimades, humiliations, perte de temps, ennui, danger, « que de morts inutiles », torture, ou encore « grande muette », borné,  « chef oui chef ! », maximes du style « là où l’armée commence, la logique s’arrête », aberrations, la liste est longue.  Autre constatation gênante, le nombre de militaires séditieux qui profitent de leur aura parmi leurs subordonnés, pour installer des dictatures toutes plus sanglantes les unes que les autres. Les exemples ne manquent pas. L’armée ne doit pas représenter un État dans l’État, car immanquablement, lorsque des frictions apparaissent entre pouvoirs militaire et politique, la force des armes prévaut toujours.

Il n’a jamais été agréable d’être considéré comme le bidasse, bien calé tout au bas de l’échelle, passant sa journée à saluer tout supérieur à portée de regard. Sans oublier les fameuses « corvées patates », « corvées chiottes », « corvées vaisselle ». L’appelé, quelle que soit sa position sociale, a toujours dû le respect au sergent, ou à l’ancien qui ne se gênait pas pour lui rappeler la politesse due à son rang. Aussi le simple soldat, fut-il porteur d’un patronyme prestigieux, noble, devait obéissance et respect au caporal Lermusiaux, issu d’une famille d’ouvriers agricoles. La hiérarchie. Toujours elle, cette voie hiérarchique qu’il fallait emprunter. Et peu importait le nom à particule, l’épaisseur du portefeuille, le nombre de diplômes, ou la condition sociale. Au sein de l’armée, les grades étaient cousus – et le sont toujours – pour afficher clairement la position sur l’échiquier.

 

Dans le meilleur des mondes, à savoir une Terre exempte de toute violence, les armées n’auraient aucune raison d’être. Des sommes énormes seraient épargnées et utilisées à d’autres fins. Point de famines, de révolutions sanglantes, de débordements dans les stades, de velléités schizophréniques. Cette vision humaniste prônerait une politique de la main tendue sur l’ensemble de la planète. Utopie. La mutation de l’outil en arme de poing date de la préhistoire. Au cours de ces millénaires qui ont vu l’Homme s’emparer de l’ensemble des terres, arables ou non, cette arme de poing s’est taillée, affinée, affûtée, renforcée, perfectionnée. Le caillou est devenu couteau, puis lance, puis flèche propulsée grâce à la tension de l’arc, puis trait surpuissant capable de transpercer une armure, jusqu’au fusil automatique actuel crachant ses balles au calibre 5.56, synonymes de blessures affreuses. Démonstration de la cruauté humaine, l’utilisation généralisée d’un tel calibre s’explique par le fait qu’il ne tue pas, pourvu bien sûr que la cartouche n’atteigne pas un organe vital ou le cerveau de la victime. Un blessé chez l’ennemi rapporte plus car il impose l’installation de toute une logistique coûteuse, de personnel médical, de véhicules de secours, etc. Une bataille peut se gagner sur de tels détails. En matière de développement militaire, l’être humain dispose d’une imagination sans bornes. L’Histoire ne l’a-t-elle pas démontré ? La plupart des grandes inventions proviennent de commandes à destination guerrière. Les plus grandes avancées technologiques, mécaniques, médicales, scientifiques, voire purement alimentaires sont intervenues au cours de guerres longues et sanglantes. Au risque de déplaire à certains, le machiavélisme est un mal dont seul l’homme est atteint. Parmi les centaines de milliers d’espèces vivantes sur la Terre, aucune, je dis bien aucune n’est capable de perpétrer les atrocités gratuites dont l’être humain se rend coupable chaque jour.

 

Pratiquer ce qu’on appelle le métier des armes devrait donc, si l’on suit ce raisonnement, contribuer au renforcement de la cruauté primaire de notre âme. Faut-il dès lors envisager de sortir du militaire comme d’autres parlent de sortir du nucléaire ? Est-ce possible ? Quelles seraient les conséquences d’un monde sans armées ? Avec pour seule défense le dialogue, voire la manifestation populaire non-violente. Ancien sous-officier de carrière, serais-je capable de désavouer mon opinion au sujet de l’utilité de l’armée ? C’est aussi là le but de cet essai. Procéder à ce questionnement à la limite de l’introspection, à ce cheminement d’idées, à cette enquête car il s’agit bien de cela, pour en dégager une conclusion.   

 

 

 


 

 

2.

 

 

Ils étaient deux cent mille selon Simonide de Céos, trois cent mille si l’on se réfère à Plutarque, cinq cent mille suivant l’avis de Platon, mais entre vingt et cent mille d’après les historiens contemporains. Une chose est sûre cependant : lorsque les Perses posèrent le pied sur le sol grec, ils avaient l’avantage du nombre.
 

Nous sommes en 490 avant JC.  Le soleil de septembre darde de ses rayons la plage de Marathon. Là, le spectacle est saisissant : près de six-cents trières perses s’approchent de la côte. À leur bord, une armée surpuissante de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Dans son élan expansionniste, Darius, après avoir maté la révolte de l’Ionie, décide de châtier les cités grecques qui avaient soutenu la rébellion. Dans la foulée, l’empereur perse annexe la Thrace, soumet le royaume de Macédoine, pour se retrouver face aux États grecs coalisés, comprenant notamment les cités d’Athènes et de Sparte. Le général athénien, Miltiade le Jeune, est envoyé à la rencontre de l’envahisseur, à la tête de neuf mille hoplites. Mille Platéens les rejoignent. Ces fantassins déplacent chacun trente kilos de matériel : lance, épée courte, bouclier, jambières et brassards en airain, cuirasse et casque de type corinthien. Par cette chaleur accablante, ils prennent position et installent leur campement à quelques centaines de mètres de l’agitation perse qui transforme la plage en une fourmilière grouillante de cris hostiles. Forts de leurs victoires successives, les Perses menés par le frère de Darius, le satrape Artapherne, sont convaincus de ne faire qu’une bouchée de ces Grecs hautains et lâches à la fois.

 

Au sein de la phalange hoplitique, l’ambiance est pesante et peu de mots sont échangés. Quitter les murs de la cité afin de porter le combat à des kilomètres, afin d’empêcher l’armée perse de s’organiser. Aller au-devant du danger. Est-ce l’option idoine ? Est-ce judicieux ? Au sein du cortège d’armures tout en cliquetis, beaucoup songent aux scènes du combat futur, à la honte d’être défaits, et si tel est le cas, aux massacres qui seraient immanquablement perpétrés par des Perses en furie, dans tout l’Attique, à la fatigue aussi, engendrée par cette marche forcée. Chez certains, les cnémides occasionnent une urticaire qui démange les tibias. Chez d’autres, le port du casque plusieurs jours durant, en cette saison, entraîne des migraines à répétition, des saignements de nez, des étourdissements. Le moral n’est visiblement pas au beau fixe. Malgré la sérénité affichée par Miltiade, l’optimisme n’est pas de rigueur, d’autant que les Spartiates manquent à l’appel. Sans eux, ces soldats réputés dans tout le monde antique, la partie est loin, très loin d’être gagnée.