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Rouge Novembre premières pages

1.

 

 

BRUXELLES ‑ Jeudi 4 novembre 1985 ‑ 19h20

 

Le planton affecté à la garde du portail de la caserne Géruset tapait la semelle sur le pavé luisant d'humidité. Il faisait un noir cotonneux, un temps à ne pas mettre un gradé dehors.

Il avait hâte d'être relevé et se distrayait en imaginant le plat de carbonnades à la bière que sa femme devait être en train de lui confectionner. Les minutes lui semblaient interminables. Une Opel noire s'immobilisa alors devant la barrière et lança un bref appel de phare. Le planton s'approcha. Un malabar en tenue de toile bleue se trouvait au volant ; un officier portant un collier de barbe à la limite du réglementaire était assis à ses côtés. Le planton se pencha vers la vitre ouverte et salua. L'officier lui montra une carte magnétique et dit : « Major Gachot de la Brigade de Nivelles, je suis attendu par le Commandant Rammelink. » Le tout avec un accent wallon à couper au couteau. Le planton obtempéra et ouvrit la barrière.

Mon copain Lucien, le barman, n'est pas encore rentré..., pensa‑t‑il. Le Commandant Rammelink était un imbibé de première. Le planton suivit un court instant la voiture des yeux, frissonna, puis retourna se blottir dans la guérite. Il regarda sa montre, encore cinquante minutes à dormir, puis carbonnades ! L'Opel se dirigea vers le fond de la cour, là où scintillaient les lumières du bar des officiers. Elles se reflétaient sur les pavés humides, rendant l'approche quelque peu féerique. À droite de l'immeuble se trouvait une chapelle, un peu plus à droite encore, un hangar. Sur la porte de ce dernier un cheval ailé sommairement dessiné et une inscription formelle et militaire soulignant ce logo : « BRIGADE PÉGASE : ENTRÉE STRICTEMENT INTERDITE. »

L'Opel se rangea devant la chapelle, amorça une brutale marche arrière pour s'immobiliser enfin devant les portes du hangar. Le chauffeur descendit. Il était immense. Son ombre sur la cloison fermée en attestait. Il força à l'aide d'une pince le cadenas de la porte qui coulissa doucement. L'officier était descendu à son tour et les deux hommes furent happés par l'obscurité du hangar. Une fois à l'intérieur, ils se dirigèrent sans hésitation vers une sorte de penderie métallique où un autre cadenas ne résista pas à leur brutalité. Dans l'armoire désormais béante pendaient une dizaine de gilets pare‑balles.

- Jusque-là, Panzer...tout baigne, souffla l'officier.

Son accent s'était atténué, mais l'intonation restait vulgaire.

- Ajoutons à cela une caisse de grenades offensives et bye...

La première chose que vit l'adjudant Maurice Maertens en sortant du mess fut la porte entrouverte à cinquante mètres de là.

- Milliard de godverdomme ! Quel est le petit con qui... ? Si jamais c'est la voiture d'un officier de la brigade Pégase qui est stationnée là... ? Gare à l'engueulade !

Il piqua un sprint vers le hangar et, s'appuyant sur la porte pour reprendre son souffle, il haleta :

- Y a quelqu'un...qui est là...répondez ?

Sa voix résonna dans les tubulures métalliques. La question demeura sans réponse. Décontenancé, il entra et reçut aussitôt une masse d'au moins cent kilos sur les reins ! Étendu à plat ventre, la bouche écrasée sur le tarmac visqueux, il sentit un bras s'enrouler autour de sa gorge, tandis qu'un avant‑bras compressait violemment sa nuque. À moitié assommé, il essaya toutefois de crier, de se dégager, de respirer, de vivre..., puis il y eut un craquement sinistre. L'agresseur enregistra le dernier soubresaut de sa proie, il ressentit aussitôt un étrange picotement au départ de la colonne vertébrale. L’adjudant Maertens poussa alors une sorte de feulement et inonda son caleçon américain. Le rayon d'une lampe‑torche éclaira son visage. Son expression pour terrifiante qu'elle était, fit aussitôt ricaner l'officier.

- T'as pris ton pied, Marco ? Eh, oh, come back... Panzer !

- Fais pas chier, Paul, lui rétorqua ce dernier en haletant et les yeux hallucinés.

Il souleva son immense carcasse et récupéra les gilets pare‑balles entassés sur le sol. Les deux hommes sortirent alors du hangar et chargèrent les gilets et une caisse de grenades dans le coffre de leur voiture. L'Opel reprit la direction du poste de garde. Elle fit mine de s'arrêter puis, brusquement le moteur s'emballa, les roues crissèrent et la voiture bondit vers l'avant. Complètement éberlué, le planton vit la maigre barrière voler en éclats.

Il contemplait encore les débris de bois jonchant le sol, l'air parfaitement interloqué, lorsqu'une sirène se mit en action. Il réalisa enfin ce qu'il venait de se passer.

Il réalisa surtout que les carbonnades, ce serait pour une autre fois...


L'homme qui aimait les tueurs

1.

 

LE BARBECUE DE SAINT-MAUR, PRINTEMPS 2007

 

Toute cette histoire avait commencé de façon agréable et inattendue. C’était la première fois que je refusais carrément de m’occuper d’une affaire. J’avais même mis beaucoup d’énergie dans ma façon de refuser. Ce qui n’était pas habituel. J’avais plutôt coutume de dire « non » en présentant tellement d’inconvénients que l’autre prenait lui-même la décision qui m’arrangeait. Je ne savais pas alors que les refus ont parfois valeur de promesse. Ce doit être ça la culpabilité. La théorie de l’engagement¹ développée par Beauvois et Joule dans leurs travaux sur l’influence.

Le côté agréable : nous étions invités par Aufield, chez lui.

— J’organise une fête. On profite du soleil pour essayer le nouveau barbecue, vous en serez Gontier ?

 

1. Selon cette théorie, l’individu rationalise ses comportements en adoptant après coup des idées sus- ceptibles de les justifier. On la trouvera exposée en détail dans Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, PUG, Grenoble, 2002.

— Si vous m’invitez, je me ferai un plaisir.

— Vous viendrez avec madame et jeune fille ?

— Madame seulement, jeune fille, Meleda est en Suisse, chez sa grand-mère.

— La mère de votre épouse ?

— Tout juste, mais dites-moi, mon cher commissaire, y a-t-il une raison particulière à cette fête, ou bien… ?

— La raison : je quitte Saint-Maur, ça justifie un arrosage. Et puis l’été, l’envie de voir des amis.

— Vous quittez Saint-Maur ?

— Oui, la rotation habituelle des effectifs avec une petite promotion à la clé.

— Vous allez être divisionnaire alors, si mes calculs sont bons, et dans quelle région ?

— Pas très loin. Je ne vous donne pas l’adresse tant que ce n’est pas officiel. Mais je reste dans la région.

— Bon, c’est d’accord, nous viendrons. Je pense pouvoir m’en- gager pour Margaux. La période est assez calme pour elle, elle est pratiquement en vacances.

 

J’allais raccrocher, lorsqu’il aborda le sujet délicat. Mais j’ignorais alors qu’il l’était, délicat.

— Ah ! Dites, je vais inviter un collègue. Quelqu’un qui désire vous rencontrer. Ce… Un type un peu spécial.

— C’est quoi spécial ?

— Psy…

— Psy ? Psychologue.

— Non, plutôt de l’autre côté de la barrière… Un peu… psy mais dans le sens pas clair, vous voyez ce que je veux dire. C’est un collègue. Un commissaire qui n’a jamais vraiment été commissaire.

— Un commissaire qui n’est pas commissaire ?

— Un type bien, au départ, bon QI, bon élève à l’ENSP. — L’ENS quoi ?

— L’École Nationale Supérieure de Police.

— Ah ! D’accord.

— Oui, pardonnez les sigles. Bref, bon élève, quelqu’un de promis à une brillante carrière, bien noté, bien vu de tout le monde. Le futur flic idéal.

— Et l’idéal s’est cassé la figure.

— Oui, et drôlement, même ! Il s’est occupé d’une affaire d’enlèvement d’enfant. Un truc odieux, une jumelle enlevée et rendue en morceaux à sa famille. Normalement, il n’aurait pas dû être chargé d’un truc aussi lourd, mais les problèmes d’effectifs, plus les hasards du calendrier, ont fait que… Comme c’était un prodige, la hiérarchie a laissé faire.

— Les inconvénients d’être un prodige.

— Pensez donc ! Un type comme ça, il va s’en sortir haut la main… Et bien non ! il ne s’en est pas sorti du tout. C’est lui, Macarie – il s’appelle Sylvain Macarie –, qui s’est retrouvé en première ligne. Il a pris toute la pression sur ses épaules. Épaules qui étaient beaucoup plus frêles que ne le croyaient les chefs. Gros QI mais petite résis- tance au stress. Il ne s’en est pas remis.

— Ça peut se concevoir. Surtout si sa hiérarchie l’a abandonné.

— Oui et non, c’est aussi le boulot. S’il n’est pas capable d’encaisser ça…

— Il a été suivi ?

— Oui ! Il a vu le psy du service. Ça s’est mal passé, il l’a envoyé péter et actuellement il paraît qu’il voit quelqu’un en privé.

— C’est plutôt bon signe.

— Peut-être, c’est vous le spécialiste. Mais bon, il a entendu parler de vous, de ce que vous avez fait, vos enquêtes acrobatiques, votre formation de psy… et il aimerait vous rencontrer.

— Dites, s’il a entendu parler de moi, c’est par qui ?

  Peut-être un peu par moi… Mais vous êtes connu de mes collègues, mon cher Gontier. Vos exploits ont fait le tour de notre grande maison. Pensez ! un compatriote qui réussit à être recherché par tout le FBI, et qui se fait féliciter par ce même FBI¹. C’est rare !

 

Il avait construit au fond du jardin une jolie petite bâtisse en briques rouges surmontée d’une toiture en tuiles. Le plan de travail occupait tout le devant de la construction. Le cuisinier était à l’aise, rien ne venait le gêner, la viande à main droite, les épices dans les logements en dessous…

— Le foyer a un tirage du feu de Dieu, expliquait fièrement Aufield en retournant ses grillades, l’idéal pour les assemblées un peu importantes, comme celle d’aujourd’hui.

J’avais engagé la conversation avec ceux des invités que je connaissais, les voisins, déjà. Les collègues de travail du commissaire, je les connaissais moins.

Ce fut lui, notre hôte, qui vint me présenter un

 

 

1. Allusion à des aventures que le commandant Gontier n’a pas souhaité rendre publiques. « Le moment n’est pas encore venu », a-t-il déclaré à son mémorialiste.

type à l’allure sympathique et timide. Une sorte de Woody Allen jeune, peut-être plus gêné que timide, je ne savais pas trop quel qualificatif pouvait lui convenir. Il faisait bon, tout le monde évoluait en chemisette, en tee-shirt. Tout le monde, sauf lui. Le timide avait conservé son blouson, un cuir. Il devait avoir chaud ou envie de se protéger. Il tenait les mains fermement calées dans ses poches.

— Gontier… Mon collègue Sylvain Macarie, dont je vous ai parlé. Macarie… Gontier dont je vous ai parlé aussi. Voilà, bon eh bien maintenant que vous vous connaissez, je vous laisse discuter, j’ai à faire. Les saucisses m’attendent. Je regardai Aufield filer à ses occupations et me tournai vers Macarie.

— Vous êtes collègues alors ? La conversation devait bien débuter de quelque manière.

— Oui… oui on est collègues.

Il était brun, châtain très foncé. Ses yeux devaient être marron, j’avais du mal à distinguer derrière les reflets de ses lunettes. Ses cheveux devaient se souvenir avec émotion des rares passages du peigne. Il pouvait être légèrement frisé, difficile à dire, une tronche surmontée d’un amoncellement capillaire totalement livré à lui-même. Il était à peu près de ma taille, un, deux centimètres de moins. Il paraissait plus petit, son air timide, effacé. Il n’avait toujours pas sorti les mains des poches de son blouson, si ce n’est dans un bref éclair pour serrer celle que je lui avais tendue.

— Ça fait longtemps que vous vous connaissez, vous, Aufield ?

— Oui, assez longtemps.

Ça promettait ! Macarie ne fit pas d’autre effort de conversation. Il me regarda un instant puis resta silencieux à mes côtés. Ça s’annonçait de plus en plus facile !

Je m’efforçai de rompre le silence par d’autres banalités, le temps, beau, printanier… Il allait faire chaud, les journalistes avaient parlé de risque de canicule. La politique, et pour vous, dans la police, le résultat des élections change quelque chose ? Nous sortions d’une période électorale et le sujet était encore chaud, normalement il y avait là matière à échanger… Mais rien n’y fit, peut-être le devoir de réserve imposé aux fonctionnaires bridait-il mon interlocuteur jusque dans les commentaires sur la météo ? C’est vrai que le risque de canicule pouvait rapidement devenir une affaire d’état ! Macarie m’écoutait, acquiesçait légèrement par un jeu de mimiques à la limite du perceptible. J’avais l’impression que j’aurais pu lui dire absolument n’importe quoi… que rien ne pouvait l’émouvoir, qu’il aurait approuvé de la même façon. J’eus envie d’essayer un sujet que je ne connaissais pas, pour voir, lorsque son regard s’alluma à l’apparition d’une jeune femme, une très jolie jeune femme.

— Ah ! Tina, voici Monsieur Gontier.

— Bonjour, fit Tina.

— Bonjour… Heu, Tina. Je serrai la main qu’elle me tendit. Une poignée de main franche, décidée.

 

On était immédiatement captivé par le sourire de Tina, éclatant, communicatif, joyeux. On découvrait tout de suite après le sourire, ses yeux pétillants, malicieux, un marron léger, j’aurais dit couleur ambre.

Elle était jolie, mince, élégante, un bustier noir gansé de blanc mettait en valeur ses épaules, la finesse de son cou. Elle portait un seul bijou, une perle en sautoir. Elle n’avait besoin de rien d’autre pour mettre sa beauté en valeur. Ses cheveux bruns, mi longs encadraient un visage énergique, épanoui. Un maquillage discret, en jean, elle tenait plus de la sportive que de l’habituée des frivolités.

Elle semblait être le contraire de Macarie. Un feu d’artifice d’énergie et d’explosions vivaces à côté d’une insondable profondeur mélancolique. Je n’étais toujours pas certain du qualificatif. Peut-être était-il mélancolique, peut-être pas.

Elle, elle était la lumière, le brillant, le vivant, la vitesse. Tout en lui était, était comment déjà ? Triste, profond, lointain, réfléchi… Peut-être, bien réfléchi, mais trop réfléchi alors. Il me donnait l’impression d’avoir pris tellement de coups sur les doigts qu’il en était arrivé à considérer toute communication comme une prise de risques. Il semblait faire partie de ces gens dont on ne peut pas dire : « je les connais ». Impossible à cerner, gagnant certainement à être connu… mais au bout de combien de temps, un, deux siècles ? Mystérieux !

Elle devait lui communiquer de sa force. Il prit appui sur sa présence pour parler. Il s’adressa à moi. J’eus le sentiment qu’il poussait à ma connaissance une quantité énorme de réflexions. Toute une masse non dégrossie de torture neuronale dont seuls sont capables les psychanalystes débutants. Pour lui, il ne devait pas y avoir de doute, ses réflexions étaient abouties, elles étaient sérieuses. Elles avaient nécessité des jours, des semaines, des mois de cogitation. Un travail démesuré, des tonnes de réflexions, je ne pouvais qu’écouter.

Pour lui, ce qu’il avait à me dire était forcément étonnant. Les mots étaient simples, mais les racines étaient profondes. Tout ce qu’il avait à me transmettre venait de très loin, des limites de l’inconscient freudien… Malheureusement – ou heureusement ! –, il ne me donna pas toutes ses réflexions, il n’avait pas le temps, ce n’était pas le bon endroit. Bref, je ne pus voir que la face apparente de l’iceberg. Le contexte n’était pas favorable aux confidences, il fut pénalisé par l’ambiance garden-party. Ses déductions, les résultats, je n’accrochais pas, je ne le prenais pas au sérieux…

— Aufield a dû vous dire que j’ai eu à m’occuper d’une enquête qui m’a beaucoup affecté, qui m’a fait peur…

— Aufield m’a parlé effectivement d’une enfant qui avait été enlevée. Vous avez eu peur dites-vous ?

Ça sentait la psychanalyse de reality-show et la psychanalyse de reality-show me fait fuir. Je pris involontairement de la distance, il dut le sentir.

— Oui peur, Monsieur Gontier, peur de moi.

Il se décida enfin à sortir une main d’une poche, me prit timidement le coude et me poussa ostensiblement vers un coin du jardin inoccupé. Il voyait bien que l’odeur des merguez et les plaisanteries grivoises jouaient contre lui. Je n’avais pas envie d’aller là où il m’emmenait. Je n’avais pas envie de l’écouter. J’avais envie de partir en vacances avec Margaux et Meleda, d’aller me tremper les doigts des pieds dans de l’eau tiède, de…

— Peur de moi, Monsieur Gontier. Si j’avais envie d’être drôle, je parlerais du côté obscur de la force. De ce chacun de nous qui…

J’étais de plus en plus certain de ne pas avoir envie d’entendre, l’allusion au Jedi était la goutte d’eau que je n’aurais pas dû recevoir. J’étais en train de fuir la conversation, de me boucher les oreilles. Tout ce qu’il avait à dire ne comptait plus. « Le côté obscur de la force ! » Tina était restée là où nous avions échangé une poignée de main. Je l’apercevais du coin de l’œil. Elle suivait notre progression dans le jardin.

— Je suis en thérapie et…

— Un thérapeute indépendant ?

— Oui… la police m’avait proposé quelqu’un, mais j’ai préféré choisir. Et puis j’avais l’impression de…

Il s’arrêta brutalement. Me fit face. Il me cramponnait le poignet droit. Je sentais la pression de ses doigts, il devait être assez fort malgré les apparences. Je voulais être ailleurs. « Monsieur Gontier, j’ai besoin de vous, de votre double compétence. »

— De ma double compétence ?

— Oui, je voudrais que vous enquêtiez sur quelqu’un. Je soupirai

— Non, Monsieur Macarie, je ne suis pas flic, je ne suis pas détective et… Je m’occupe d’entreprises, de renseignements pour des entreprises et…

— J’ai besoin de vos compétences d’enquêteur et de psy. Aufield m’a dit le plus grand bien de vous. Je, je voudrais que vous enquêtiez sur… je…

— Non, Monsieur Macarie, les rares fois où j’ai dû enquêter pour des particuliers…

Je ne pouvais pas dire que ça avait été une catastrophe puisque ça avait donné des résultats, et même des résultats positifs. Mais je ne voulais pas être détective. Je n’étais pas détective. J’avais choisi, en quittant l’armée, un boulot que j’aimais et je ne voulais pas en faire un autre. Et puis ce n’est pas mon métier.

— Un serial killer, Monsieur Gontier, un tueur en série. — Un tueur en série ? Mais vous êtes policier et sûrement mieux placé que moi pour traquer ce genre d’individu.

— Je veux que vous enquêtiez sur moi, Monsieur Gontier. J’ai peur d’être ce tueur en série. Je voudrais que vous me suiviez. Je veux être assuré que… Comme si deux parties de moi-même se…


La tentation du lundi

Le ciel était radieux, en cet après-midi d'octobre, exactement comme mon humeur. Je m'apprêtais, enfin, à découvrir la sexualité. Vingt-deux années d'échecs et de frustration allaient être effacées. Les refus, les moqueries, la solitude : tout ça ne revêtirait bientôt plus la moindre importance. J'allais baiser ! 

 

Pourtant, quelques jours plus tôt, j'avais essuyé une nouvelle déconvenue. Je travaillais alors à l'Argus de la Presse, société spécialisée dans la veille médiatique. J'exerçais les fonctions d'opérateur de coupe ; en d'autres termes, j'étais un tâcheron payé à découper, étiqueter, puis classer des articles de journaux. Mes collègues en jupons ne flattaient guère ma libido. Il s'agissait pour l'essentiel de quinquagénaires revêches et plutôt laides, qui incarnaient une figure que je croyais alors appartenir au passé : celle de la prolétaire inculte, entrée dans le monde du travail à l'âge de quatorze ans, et qui dédiait sa vie à un employeur qui la méprisait. Mes voisines de table s'appelaient Marcelle, Yvette, ou Thérèse. Leurs prénoms étaient d'un autre siècle, tout comme leur regard sur le monde, semble-t-il préservé des mutations socio-politiques des précédentes décennies. Elles appréciaient vivement TF1, le Front National, et la virilité anachronique d'un Mel Gibson ; en somme, elles avaient le vagin à Droite, et le cœur à l'Extrême-Droite. La plus dévergondée se prénommait Laure. Cette quadragénaire à la peau fanée par les UV, qui puisait chez Lova Moor son inspiration capillaire, draguait lourdement tout collègue un tant soit peu jeune et athlétique. L'échec couronnait la plupart de ses tentatives. Indisposé par son caquetage incessant, un de ses voisins fut d'ailleurs contraint de supplier la Direction de le changer de place.

 

Quelquefois, des étudiants se joignaient à nous pour participer au classement. C'est parmi cette catégorie que j'avais identifié mes seules partenaires potentielles. Céline, qui finançait son BTS par un mi-temps à l'Argus, me plaisait assez. Sa structure faciale était certes déséquilibrée, mais son œil lubrique, ses manières lascives, et son balconnet débordant, la rendaient incontournable pour tout dragueur argusien. Un camarade quadragénaire et moi étions tombés d'accord : voilà le genre de femme qui, de toute évidence, permettait à ses amants d'exprimer toute leur créativité sexuelle. Le hasard l'avait placée à la table jouxtant la mienne. Il m'était donc possible de me livrer subtilement à une parade nuptiale, et je ne m'en étais pas privé. Chaque jour, les discussions étaient fournies ; à peu près autant que son décolleté, sur lequel je ne cessais de lorgner.

 

Elle me trouvait plutôt drôle, éveillé et sympathique. Ces atouts me semblaient décisifs, et je m'imaginais déjà m'éveiller au sexe en sa compagnie. Je comptais également sur ma singularité, entre autres matérialisée par une allure frêle, un style vestimentaire négligé, et une coupe de cheveux qui me valait le surnom de « Louis XIV ». Cependant, ce n'est pas moi qui habitais ses fantasmes lubriques. L'heureux élu se prénommait Albert, un individu âgé de vingt-quatre ans - comme son prénom ne l'indiquait pas. Ce jeune homme se présentait sous une forme affreusement quelconque, une sorte de caricature de virilité du début des années 2000. Trapu, toujours vêtu d'un survêtement, il avait le verbe aussi parcimonieux que sa chevelure. Sa démarche était emplie d'une assurance qui me faisait cruellement défaut. Il ne courait aucun risque d'entendre de la bouche de Céline un « je t'aime bien, mais pas comme ça », s'il lui faisait part de son désir. Moi si. C'est d'ailleurs précisément ce qui s'était produit l'après-midi du trois octobre.

 

Ce revers m'avait considérablement affecté. Je n'avais pas accès au Net, et je ne sortais guère le soir ; l'Argus était donc mon seul champ de prospection possible. Je constatais, une fois encore, que mes caractéristiques n'entraient pas en résonance avec les archaïsmes féminins. J'entendais parfois mes collègues converser. Elles étaient unanimes : les mâles les plus attirants sont des grands bruns ténébreux, confiants, et inaccessibles. Albert était d'ailleurs très distant envers Céline ; cette dernière ne l'intéressait pas le moins du monde. Il stimulait bien davantage son instinct de conquête que moi, qui me présentais comme totalement acquis. Un tel constat décuplait mon amertume : je ne voyais pas comment me réinventer subitement une personnalité, pas plus que je ne m'imaginais défier mon métabolisme, et accroître significativement ma masse musculaire. Une question lancinante me tourmentait : comment parvenir à baiser dans ces conditions ?

 

Mon ami Greg apporta la réponse. « Et si tu allais voir les putes ? », me dit-il au matin du cinq octobre. Six mois plus tôt, un autre ami me l'avait déjà suggéré. J'avais alors décliné : mon orgueil s'accommodait mal de cette solution. Entre-temps, de nouveaux déboires, et en particulier le plus récent, m'avaient rendu perméable à l'option vénale. « Ouais. Je crois que c'est le plus raisonnable », répondis-je à mon camarade. Nous convînmes alors de nous retrouver le lendemain et d'arpenter la Rue Saint-Denis, qui constituait selon lui le principal vivier parisien de prostituées.

 

Pendant des années, il m'avait paru déshonorant de payer pour accéder à un corps féminin. J'avais quelquefois croisé des clients au détour de mes rares flâneries parisiennes. Ces hommes livraient un spectacle répulsif : je ne voulais rien avoir de commun avec ces types vieux et rougeauds en quête de chair fraîche et docile. Les épreuves avaient toutefois malmené mon orgueil. Après réflexion, je me persuadais qu'en définitive, il n'était pas si dégradant de baiser dans ces conditions. La même logique est à l'œuvre lorsqu'un type s'accouple avec une femme matérialiste, plus intéressée par le fric ou le statut social que par la personnalité de son conjoint. De temps à autre, je croisais de tels binômes. Des hommes vilains, chétifs ou bedonnants, étalaient leur réussite en exhibant leur trophée conjugal. Ce spectacle m'inspirait deux réactions. En premier lieu, j'admirais cette faculté masculine à transcender sa condition, à braver les déterminismes, pour conquérir une femme a priori inabordable ; parallèlement, j'éprouvais un fort mépris pour ces femmes qui se réduisaient à l'état d'objet. Le désir féminin, me disais-je, récompense des hommes peu méritants, soit parce qu'ils sont robustes, donc titulaires d'un patrimoine génétique favorable ; soit parce qu'ils adoptent un comportement par essence méprisable, à savoir le machisme et toutes ses déclinaisons. Les mécanismes d'association des corps me paraissaient immoraux. Dès lors, pourquoi me serais-je encombré de scrupules, alors que le plaisir était, enfin, à portée de main ?

 

À l'heure du départ pour la Rue Saint-Denis, j'étais en proie à la plus totale exaltation. J'allais enfin toucher une femme ! J'essayais toutefois de me tempérer : Greg me supposait déjà dégourdi, puisque j'avais prétendu avoir baisé à trois reprises, cinq ans plus tôt, avant de basculer dans la dépression. Être puceau constituait une honte absolue, qui situait ma valeur exacte en tant que mâle : inexistante. Le dernier des hommes, ou plutôt, dans mon entourage masculin, le seul à être privé de sexe. Je devais me rendre à l'évidence : j'incarnais une version juvénile de ces pauvres types que je brocardais quelques années auparavant. L'admettre était déjà coûteux ; être identifié ainsi, même par un individu aussi indulgent que Greg, était encore au-dessus de mes forces. Malgré sa perspicacité, mon ami avait cru à mon baratin. Aussi n'y avait-il pas trace de solennité dans les propos que nous échangions. Culs, nichons, et chattes avaient annexé notre discours. Officiellement, j'allais renouer avec le plaisir, voilà tout.

La promesse faite à ma soeur

1.

 

 

 

Je vis le jour en 1963 sur la petite colline de Kibingo, probablement en juin. On n’était pas à un jour près. Mon frère Thomas et moi étions nés au début du mois, ou peut-être un peu plus tard. Mais mes parents avaient choisi le trente du mois. Était-ce la date prévue par la commune pour les déclarations des naissances ? Avaient-ils choisi ce jour pour ne pas rater le marché mensuel se déroulant sur la place communale et faire ainsi d’une pierre deux coups ? 

Cette petite colline du sud du Rwanda qu’habitaient mes parents avait été retenue par les premiers missionnaires protestants allemands, puis hollandais, pour y bâtir le premier Temple à la mesure de leurs ambitions de convertir les indigènes. 

Le choix de cet endroit n’était pas le fruit du hasard. Les collines y étaient dessinées harmonieusement autour de la rivière Nyabarongo qui se faufilait entre elles comme le fil d’un collier traversant les perles. Prenant sa source dans les collines situées plus haut que celle de Kibingo, elle avait définitivement emprunté la couleur rouge de la terre qu’elle charriait à son passage. Elle continuait son parcours pour devenir, après des milliers de kilomètres et à travers plusieurs pays, le grand fleuve au nom plus prestigieux, le Nil.

 

 L’installation des missionnaires au sommet de cette colline n’était pas motivée par une étude de marché ayant conclu à une fertilité de vocations futures. Pragmatiques, leurs ambitions d’évangélisation n’étaient pas dénuées de tout intérêt touristique.   

À partir des terrasses de leurs habitations en briques cuites, ils s’offraient à peu de frais l’un des meilleurs panoramas du Pays des Mille Collines.

 

 Ils avaient alors à leurs pieds la rivière rouge dont les reflets du soleil couchant rendaient l’eau plus orangée. Le spectacle était encore plus saisissant quand après les pluies abondantes du mois d’avril la rivière sortait de son lit, permettant aux rayons de soleil de venir tapisser la vallée de leur éclat. 

Ils avaient construit à proximité de leurs beaux logements une école primaire. D’après ma mère qui fut dans sa jeunesse leur élève, convertie de la première heure, une partie des locaux servirent pendant un certain temps à la formation des aides-accoucheuses. 

À deux cents mètres de l’école primaire, sur les hauteurs, ils érigèrent leur meilleur symbole. Un temple conçu avec goût, disposant de multiples recoins et doté d’un orgue que le vieil évangéliste Aaron, officiant au culte des enfants, accordait sans se soucier de la cacophonie que ces derniers propageaient autour de lui. 

Imposante au sommet de la colline et dominant au propre comme au figuré les nouveaux convertis, on pouvait apercevoir, sur plusieurs kilomètres à la ronde, sa croix sans cesse repeinte pour garder sa blancheur immaculée. Ainsi les indigènes récalcitrants à l’appel du Dieu Chrétien ne pouvaient invoquer l’ignorance de cet endroit pour se soustraire à la prédication de ses prestigieux envoyés.

 

 Nos grands-parents qui avaient répondu en masse à l’appel de ces missionnaires avaient transmis avec beaucoup d’enthousiasme le message biblique à leur descendance. 

Le nombre d’enfants des collines proches et lointaines grouillant dans la cour de l’église le dimanche, bien avant que la cloche n’annonce le début du culte, témoignait de cette ferveur. Mais une fois la parole du Seigneur ingurgitée et les cantiques débités avec conviction et énergie, notre exercice dominical tant attendu était d’aller marauder les fruits du domaine paroissial : goyaves, mangues, papayes, avocats et autres fruits de la Passion élevés sous la bénédiction divine. On allait plutôt les ramasser car, mûrs, ils tombaient tous seuls de leurs arbres. De temps en temps ils venaient s’écraser sur nos crânes lorsqu’ils se dérobaient sous les pattes des oiseaux.

Nous étions devenus de véritables champions du quatre cents mètres slalom entre les arbres fruitiers. Démarrant au quart de tour sans la nécessité d’un coup de gong, Edmond, le jardinier des missionnaires, se mettait en vain à nos trousses pour nous faire payer le péché d’avoir goûté aux fruits défendus du jardin de ses vénérés patrons.

Machette à la main, il se mettait à nous injurier quand au bout de quelques mètres nous nous enfoncions dans l’obscurité de la forêt épaisse qu’il maîtrisait moins que nous.

C’est une fois arrivés de l’autre côté de la colline que nous pouvions savourer notre butin à l’ombre des eucalyptus, les seuls témoins de nos méfaits.

 

Pour manifester leur intérêt de soigner les corps des nouveaux adeptes au même titre que leurs âmes, les missionnaires choisirent le point culminant de la colline pour y implanter l’hôpital. 

De là, la vue était encore plus imprenable sur les collines avoisinantes et sur la Nyabarongo.        D’habitude sèche, la petite route reliant la paroisse à l’hôpital se gorgeait parfois d’eau boueuse, devenant alors un enfer pour tout conducteur non expérimenté qui osait s’y aventurer. La dernière partie était une ligne droite jusqu’à l’entrée de l’hôpital. Les missionnaires avaient planté sur cette partie de la piste des arbres sélectionnés dans leurs pépinières pour donner de l’ombre au patient fiévreux terrassé par la malaria, transporté dans le palanquin sous un soleil de plomb et sans autre protection qu’une simple natte en papyrus posée sur lui. Il était soulagé avant même de recevoir la piqûre classique sur la fesse gauche.

 

 Pour des raisons pratiques dues à la disposition de la salle d’injections au dispensaire, l’infirmier Juvénal demandait aux patients qui faisaient encore la file de ne lui présenter que cette seule fesse. Les malheureux qui en avaient pour une cure d’une semaine de pénicilline !

Issu de la première promotion d’infirmiers formés sur le tas par les missionnaires, il avait déjà les mains tremblantes pour avoir trop manipulé les seringues mais aussi pour s’être souvent désaltéré avec l’urwagwa, bière artisanale de banane. Ceci ne l’empêchait pas de rester le meilleur à son poste de « spécialiste en piqûre ». 

Il ne supportait pas qu’un patient puisse se plaindre de douleur à l’introduction d’un produit pourtant visqueux, administré avec une aiguille ayant subi plusieurs cycles de stérilisation et qu’on entendait fendre au passage les différentes couches des muscles fessiers. Il fallait souffrir pour être quelqu’un, pour guérir. La guérison n’attend-elle pas le patient au bout de la souffrance !

Même trente-cinq ans plus tard, je ne suis pas prêt d’oublier cette grosse aiguille en train de vampiriser ma fesse sous l’œil grave de ma mère compatissante.

Ce qui m’avait toujours impressionné depuis que j’étais tout petit, au départ de l’arbre situé derrière la maison familiale, c’était l’image qu’offrait l’hôpital dominant la colline d’en face. Son toit en tôles ondulées rouges rivalisait d’éclat avec celui de l’église située en contrebas, comme si les missionnaires avaient voulu éviter la jalousie entre les deux institutions sœurs. 

De loin déjà, on apercevait une petite tache blanche dans la partie centrale du mur de la façade. Au fur et à mesure que l’on s’avançait vers l’hôpital, la tache devenait plus grande pour se transformer enfin en un bonhomme imposant et rondouillard ayant toujours les mains dans les poches de sa blouse blanche. C’était Salomon, appelé le vieux, le sage. Il était tout dans l’hôpital : infirmier, pharmacien, hôte d’accueil, directeur du personnel sans en bénéficier de retombées financières. Il avait gagné tous ces titres non seulement à cause de son ancienneté dans l’institution mais aussi de son charisme. Il ne s’en défendait pas. Tous ces rôles lui collaient à la peau. Il était connu dans toute la province, et même au-delà. Aussi bien les dignitaires de la région que la population ordinaire connaissaient le chemin de l’officine où ils se dirigeaient pour s’adresser directement à lui, lorsqu’ils ne le trouvaient pas à l’entrée en train de palabrer. 

Plus tard, quand j’ai commencé à travailler dans l’hôpital, il m’a fallu du temps avant de comprendre sa véritable fonction. D’ailleurs peu de membres du personnel, même les plus anciens, en connaissaient les limites. Elles étaient floues mais ô combien efficaces. 

Un jour, sachant qu’il était influent aussi bien à l’hôpital que dans l’église protestante dont dépendait celui-ci, je lui confiai un dossier dont la suite de ma carrière dépendait. Il avait alors accepté de le défendre dans une des commissions dont il faisait partie. À son retour, il me rassura sur la suite qui allait être donnée à ma demande. C’est sans inquiétude que j’attendis en vain la décision jusqu’au jour où, lors d’une rencontre fortuite avec une personne siégeant dans la même commission, j’appris qu’aucun sujet me concernant n’avait jamais été inscrit à l’ordre du jour. Toute la confiance que j’avais en lui s’évapora en deux temps trois mouvements. Le mythe était mort.

 

Dans le mur de la façade de l’hôpital étaient incrustées trois lettres : FBI. Quand je fus en mesure de lire, je demandai à mon père la signification de cet acronyme. 

– « Fonds du Bien-être Indigène », me répondit-il. Il se rappela que, quand il était jeune, c’était l’expression favorite des missionnaires qui, en mettant l’accent sur le bien-être des indigènes et non le leur, allaient donner plus de crédit à leur action médico-évangélique.

Il me raconta comment il y eut des réticences de la part des dits indigènes très attachés à leurs traditions et qui se sentirent menacés quand on leur demanda d’invoquer Jésus à la place de leurs ancêtres. Ils ne virent pas d’un bon œil non plus l’arrivée des docteurs blancs qui leur donnaient des comprimés en les dissuadant de consulter leurs guérisseurs habituels. Ils ne voulaient pas de ces « sorciers blancs ».

J’aimais venir dans cet hôpital, non pour les piqûres qu’on m’y faisait, mais pour le défilé incessant de femmes en blanc. Mon fantasme pour celles-ci avait commencé très tôt.

En attendant les résultats de mon test de malaria, je les observais en train de passer d’un pavillon à l’autre, transportant du matériel à stériliser, conduisant un patient en salle d’opération ou même allant au centre de santé pour vacciner les enfants.

Je les trouvais belles, très belles dans leurs jupes blanches à bretelles recouvrant à peine leurs genoux, assorties à leurs chemisiers bleu ciel avec boutons à pression qui souvent mettaient en évidence les formes généreuses de leurs poitrines. Je parle ici des élèves infirmières.

Leurs aînées diplômées, quant à elles, portaient des tabliers blancs d’une pièce, longs jusqu’à mi-mollets, ce qui était moins sexy aux yeux de leurs collègues masculins.

 

Un beau jour j’étais allongé dans le gazon de l’hôpital fraîchement tondu en attendant le résultat de ma prise de sang. Je devais avoir treize ans. Ma mère qui m’avait accompagné bavardait avec une amie. Une de ces étudiantes, qui marchait à vive allure pour prouver son enthousiasme à sa monitrice de stage d’origine suisse, laissa tomber une boîte contenant des compresses à stériliser. Mademoiselle Frédérique, la monitrice, avait la lenteur en horreur, contrairement, dit-on, à la majorité de ses compatriotes. Dans la précipitation pour ramasser les compresses éparpillées, les pressions du chemisier de la jeune étudiante lâchèrent. Elle donna priorité à leur ramassage, laissant sa poitrine s’offrir en spectacle aux yeux curieux des hommes présents, qui tout d’un coup en oublièrent de gémir de leurs douleurs.

La monitrice était verte de rage. De jalousie aussi, peut-être. La nature l’avait moins équipée aussi bien recto que verso que la majorité de ses élèves aux morphologies locales. Je voyais les yeux des hommes pétiller de bonheur au lieu de secourir la pauvre déboutonnée. Rien qu’en la regardant, ils se vengeaient du plaisir qu’elle prenait en leur faisant des piqûres de pénicilline pour soigner les conséquences fâcheuses de leurs égarements charnels dans les petits débits d’urwagwa. Les femmes, quant à elles, perplexes et hébétées à la rwandaise, firent semblant de regarder les papillons qui volaient.

J’étais rouge de l’intérieur, évitant de croiser le regard de ma mère. J’aurais imploré « Imana », le Dieu de mes ancêtres, et le Bon Dieu des missionnaires en même temps pour que les résultats de ma malaria soient retardés. Le spectacle était trop beau !

Mais le vieux laborantin, jaloux de ma position, vint m’appeler avec insistance pour m’annoncer une malaria positive de trois croix. Je dus me retenir pour ne pas contester la rapidité de son diagnostic. Mon rêve de devenir comme lui, celui qui regarde au microscope, n’en fut que renforcé. Je ne remercierai jamais assez la belle étudiante de m’avoir aidé à consolider ma vocation. J’y vis un signe, un appel pour travailler plus tard dans cet hôpital comme le vieux Juvénal. 

Ces souvenirs m’aidèrent à tenir le coup dans la solitude de mes débuts en Belgique. Dans ma chambre d’étudiant de trois mètres sur trois, aussitôt les cours terminés à l’université, je dépliais mon lit et je m’allongeais en surveillant le petit réchaud électrique à deux plaques. Sur celui-ci cuisaient les côtes de porc achetées en promotion et le riz dont je me nourrissais sept jours sur sept sans avoir peur d’attraper le béribéri. Mes pensées m’embarquaient jusqu’à Kibingo et le temps passait.

 

 Mon frère Thomas et moi y avions vu le jour deux ans après notre sœur Antoinette et cinq ans avant notre petit frère Ismaël. Mon père, qui avait été à l’école des missionnaires protestants, y avait des amis, la famille du docteur Van Hoof, médecin-directeur de l’hôpital. Nous étions fiers d’aller en visite chez eux. Nous y mangions des gâteaux au beurre préparés selon la recette de la grand-mère des Pays-Bas. Ils avaient même des jouets en plastique. Avant d’y aller, nous mettions nos belles chaussures en cuir authentifié par la mention « cuir véritable ». Ils nous les avaient apportés à leur retour des vacances d’été. Elles nous démarquaient de nos petits voisins qui n’en avaient pas. Ma mère avait reçu un chapeau sûrement acheté dans une grande surface d’Amsterdam, ainsi qu’un ensemble à fleurs, des roses, qu’elle arborait fièrement au culte du dimanche aux cotés de ses sympathiques bienfaiteurs, malgré sa timidité légendaire.

Mon père avait hérité d’un costume gris. La veste avait un seul bouton et le bas du pantalon était à peine plus large que ses mollets. L’ensemble lui allait comme un gant quand il le portait avec ses chaussures brunes importées aussi de Hollande et que Gustave, notre homme à tout faire, faisait briller avec une certaine fierté.

Avec nos amis Tim, Thérèse et Roel, les trois enfants du Docteur missionnaire Van Hoof, nous passions nos après-midi à cacher puis à rechercher des bonbons, une sorte de chasse aux œufs de Pâques qui se moquait des saisons. 

Pendant ce temps les adultes sirotaient l’urwagwa, produit de la bananeraie familiale et fort apprécié par les Européens à cause de son goût proche du vin blanc qu’ils étaient habitués à consommer chez eux. Après quelques heures passées à ingurgiter la boisson au goût plus ou moins sucré et dont personne ne connaissait la teneur en alcool, nos amis hollandais regagnaient presque à quatre pattes leur luxueuse villa. 

La fin de ces plaisirs variés pour les enfants et pour leurs parents était souvent ponctuée par une invitation au repas que Gustave nous avait préparé avec le concours de ma mère.

Pendant qu’on s’évertuait à astiquer les couverts pour que nos invités « Bazungu », les Blancs, se sentent à l’aise en utilisant à table les ustensiles de leurs semblables européens, Tim, Thérèse et Roel étaient déjà dans la cour en train de se laver les mains afin de manger comme de vrais Africains. Ils avaient déjà assimilé toutes les habitudes. Il ne leur manquait plus que la couleur locale.

 

 J’avais cinq ans quand cessèrent brusquement mes jeux favoris avec les amis. Finies les virées d’après le culte du dimanche, dans les jardins aux fruits défendus des missionnaires. Finie la chasse acharnée aux bonbons avec nos petits camarades aux têtes blondes. Finies les visites chez les Bazungu et les chaussures en cuir véritable. Mais finis aussi les petits déjeuners aux petits pains préparés par Gustave. Je devais partir, sans poser de questions et sans pleurs. J’étais fier d’être choisi. Pourtant je quittais mon frère jumeau.

Le Professeur de scénario

1.

 

Le trajet initiatique

 

Personne ne me croira si j’affirme que toute cette histoire s’est déroulée en trois jours. On y verra un effet de l’art, une contraction arbitraire du temps pour y loger des événements qui ont mis des semaines à s’accomplir. Mais si. Ça s’est vraiment passé comme ça.

Nous n’aurions pas laissé les choses atteindre ce degré de folie si nous avions eu l’occasion de souffler. Mais trois jours de vie en vase clos, sous une pression constante, finissent par provoquer l’aveuglement. Je suis monté dans le train du mardi matin et il n’y avait rien d’inquiétant en vue, sinon peut-être le rire nerveux de Rina ; quand j’ai pris le train du retour, trois jours plus tard, la catastrophe avait eu lieu.

La catastrophe a commencé en douceur, à Mâcon, ce matin-là. Jean-Marc nous a rejoints dans la voiture 11. Il a soulevé un sourcil en apercevant les jambes de Rina posées sur mes genoux. Il s’est assis à côté d’elle avec une certaine raideur.

Tout de suite il est entré dans le vif du sujet : cette réunion d’urgence qui nous forçait tous les trois à prendre ce train matinal. Il parlait à toute vitesse. Son indignation lui donnait un début de hoquet. Nous l’écoutions, consternés. Rina surtout masquait mal son accablement.

Elle avait des choses à me dire, des choses sérieuses. Elle avait commencé à m’en parler dès mon arrivée dans le compartiment, sans attendre que je retire mon imperméable. Deux heures plus tard, elle n’avait pas encore réussi à me dire ce qui n’allait pas. C’était sa faute. Elle était toujours tellement lente à venir. Elle ne se rapprochait de l’essentiel qu’en zigzag. Elle s’interrompait, hésitait, repartait, riait, pleurait, touchait le genou de son interlocuteur pour souligner une incidente. Il ne fallait pas s’impatienter.

Ce matin-là, je n’ai pas compris tout de suite qu’elle avait quelque chose de grave à me dire. J’ai raté le début, brouillé par les parenthèses. J’ai fini par saisir un bout du fil. Elle avait reçu la veille une lettre du recteur de l’université. C’était un blâme officiel pour absences répétées à l’atelier de recherche : « Influence de Staline sur le cinéma français ».

Elle n’en revenait pas de l’injustice et de l’incongruité de cette lettre – elle qui s’était défoncée toute l’année pour animer dix séminaires, en plus de son cours magistral sur le cinéma religieux. Elle comptait bien passer au rectorat pour rectifier une information aussi erronée. Sur son investissement durant l’année écoulée, les témoins ne manquaient pas.  D’ailleurs, y avait-il besoin de témoins ? Sensible comme était le recteur, le vieux Pierre-Guy Lowendael, il se ferait un plaisir de retirer sa lettre. Il l’embrasserait sur les deux joues. Il lui parlerait en latin.

Elle disait ça pour se rassurer. Ce n’était pas convaincant. Il y avait autre chose, je le voyais bien. Il aurait été trop simple qu’elle me le dise sans détour. Elle a parlé de son fiancé, avec qui elle avait rompu trois fois. Chaque fois ils avaient renoué, mais à quel prix. Elle se demandait si ce serait mieux qu’ils se marient à Saint-Honoré d’Eylau ou dans la campagne près de Gdansk. Elle me suivait du coin de l’œil en parlant, pour m’indiquer que ce n’était pas fini, que ce n’était pas encore ça. Tout à coup, elle a franchi la frontière invisible. Elle s’est mise à chercher ses mots. Elle avait l’air un peu honteux. Elle reconnaissait qu’elle avait pu commettre une erreur. Elle faisait semblant de se moucher pour gagner du temps.

Rina s’appelait Marina. C’était une Polonaise francisée. Elle aimait se souvenir que ses parents avaient failli la mettre dans un couvent près de Gdansk, ce qui avait déterminé selon elle « sa passion pour les monastères et une certaine naïveté sexuelle ». Son enfance polonaise s’était retirée d’elle depuis longtemps.

Le train commençait à ralentir.

Je la savais un peu gaffeuse mais je n’imaginais pas très bien quelle gaffe elle avait pu commettre dans le cadre de ses cours. La passion de Bernadette Soubirous ou le miracle de la Sainte-Croix sont si loin du monde que même si on commet des erreurs majeures à leur propos, personne ne s’en rend compte. S’agissait-il de sa naïveté sexuelle ? Avait-elle donné un coup de pouce à un joli garçon peu doué pour les études cinématographiques ? Elle ne se décidait pas à me dire toute l’histoire.

Donc le train s’est arrêté à Mâcon. Tout à coup, Jean- Marc a été là, devant nous, qui nous regardait d’un air inquisiteur et traqué. Rina a retiré ses jambes.

Jean-Marc était un petit blond de quarante ans, déjà bien dégarni. Tout le contraire de Rina en matière de conversation. Il ne perdait pas une seconde en formules de politesse, il n’entrecoupait ses histoires d’aucune traverse. Il sautait à pieds joints dans le présent, et l’effroi nous pénétrait comme un poignard.

Ce jour-là, il était lui-même à la puissance 10. Il a déclaré que c’était la réunion de trop. Que cette fois-ci, c’était la guerre. Rina a levé les yeux au ciel.

La tournure d’esprit de Jean-Marc le rendait incapable de relativiser. Tout ce qui concernait la vie du département l’excitait à un degré inouï. Les bruits de couloir, les notes de service, les réunions impromptues le jetaient dans des supputations infinies.

La part la plus obsessionnelle de ses ruminations tenait à la personnalité de Charlie Pesteau : à ses paroles, à ses actes et surtout à ses silences. Dès qu’il avait prononcé le nom de Charlie, ce nom insignifiant et terrible, la machine folle de son esprit se mettait en route et ne s’arrêtait plus.

Jean-Marc reprochait à Charlie de jouer un double jeu avec nous, d’avoir une double face, comme certains papiers collants. Il le soupçonnait de susciter des réunions dans la seule intention de nous perdre : nous, les voyageurs du TGV de 7h12.

Nous formions le tragique trio des enseignants français de Genève. Nous nous trouvions toujours du mauvais côté de la frontière au moment crucial. Chaque fois qu’une réunion urgente s’abattait sur le département, nous nous sentions coincés. L’alternative était simple : ou bien nous serions absents, et la réunion entre Suisses de souche serait consacrée à établir des horaires incommodes, à signer des conventions obscures, à organiser des colloques consacrés aux cinéastes les moins doués. Ou bien nous serions là et du coup, la réunion se passerait à chercher un contenu aux divers points de l’ordre du jour, rédigés dans un style vague (« décision prioritaire en matière de politique des publications », « perspectives d’élargissement de l’agenda des épreuves orales »). En vain la réunion essaierait de se justifier : du seul fait de notre présence, elle serait devenue sans objet.

La véhémence de Jean-Marc ne me convainquait pas. Nos collègues étaient atteints de réunionite parce qu’ils étaient universitaires ; mais pas plus que leurs homologues français, allemands ou polonais. Jean-Marc était un exagérateur. Il nous jetait ses longs regards hypnotiques, dans l’espoir de nous inoculer son indignation. Notre aveuglement l’exaspérait. Ça ne tient pas debout, a déclaré Rina en secouant ses cheveux raides. Qu’est-ce que six ou sept Suisses d’intelligence moyenne peuvent bien faire de si grave quand nous avons le dos tourné ? Et pourquoi faudrait-il qu’ils nous convoquent exprès dans l’espoir que nous ne venions pas ? –  il leur suffit de se retrouver entre eux dans une brasserie. D’ailleurs un département de cinéma n’est pas un laboratoire de recherche bactériologique ou un bureau des services secrets. On n’y brasse que du vent.

Jean-Marc a regardé Rina de l’œil dont on couve un enfant infirme. Il avait la réponse, bien sûr, la petite idée toute prête. Les idées sont faciles pour un moulin à idées comme Jean-Marc. Il feignait de ne pas voir que nous ne prolongions cette conversation que par politesse. Il a lâché le morceau.

Le département était à la veille de grandes restructurations. Charlie Pesteau l’avait solennellement nié, ce qui aux yeux de Jean-Marc constituait un aveu. Ces restructurations, nous savions tous qu’elles devaient se produire tôt ou tard. L’Europe unifiait son système d’enseignement universitaire. Le même genre de programme et de découpage des matières allait désormais courir de Reykjavik à Menton Garavan. Mais il y avait place en Europe pour deux systèmes cohérents et antagonistes. La Suisse ou en tout cas le canton de Genève préparait l’autre système, patiemment. Jean-Marc me vrillait de son regard. Est-ce que je voyais ce qu’il voulait dire ? Eh bien, je voyais sans voir. Jean-Marc a haussé les épaules et a poursuivi.

Sur quoi repose l’unité européenne ? Sur la transparence des institutions et sur la circulation des citoyens. Sur quoi donc pouvait reposer le contre-système suisse ? Sur l’opacité des institutions et la non-circulation des citoyens. C’était clair comme du vin blanc.

 

Jean-Marc n’avait rien contre les Suisses, mais à les fréquenter depuis de longues années, il avait découvert que ni le français que nous avions en commun, ni la proximité de la frontière, ni la passion de la recherche, ni l’aveuglement de la science, ni les perches du lac que nous avions consommées ensemble sur des nappes à carreaux, ne nous rapprochaient le moins du monde. Une vitre déformante les séparait de nous : le calvinisme, cette réprobation orgueilleuse qui s’infiltrait dans les moindres replis de leur âme.

Les idées de Jean-Marc trahissaient son catholicisme sourcilleux. Pour ma part je n’en croyais rien. Tous les êtres humains sont semblables et il suffit de jouer au ballon avec eux ou mettons de les interroger sur leur enfance pour constater qu’il n’y a pas d’individus. Mais Jean-Marc avait l’esprit romanesque. Les singularités lui étaient plus sensibles que les ressemblances. Tour à tour, les objets de son tourment défilaient : nos respectables collègues. Charlie, le fondateur, Mathieu, le directeur, et tous les autres : Alain, Robert, la grande Bolline, Clarisse la féconde, la rugueuse Calas. De chacun d’eux il épinglait la petite folie personnelle, la faille. Il en ressortait presque une cour des miracles, pour quelqu’un qui ne les aurait pas connus de près.

Rina en avait assez entendu. Elle a recouru à son arme secrète : elle a poussé un léger gémissement de pythie et a fait semblant d’être foudroyée par une attaque de sommeil. Stupéfait, Jean-Marc a encore prononcé quelques phrases, à voix plus basse, sur le vide de cette réunion. Mais le chuchotement ne lui réussissait pas, sa voix a fini par s’éteindre. Il s’est résigné à ouvrir sa serviette et à sortir ses liasses de dossiers. Moi j’ai sorti mon agenda pour essayer d’y voir clair dans le programme des semaines à venir. J’avais une vie un peu compliquée. La paix des corps s’est abattue sur nous.

 

Durant dix minutes environ nous avons roulé dans un silence posthume. Derrière ses paupières mi-closes, je voyais les prunelles de Rina qui me fixaient.

Il ne lui restait plus tellement de temps si elle voulait me parler avant d’arriver à Genève. Mais il fallait qu’elle se décide, à la fin. Elle s’est soudain écriée : « J’ai mal à la tête, j’ai besoin d’un bon café fort. » Un café fort dans une voiture-bar ! Les prétextes improvisés de Rina sonnaient toujours faux. Mais Jean-Marc, penché sur son portable, était occupé à envoyer un texto à sa femme et n’écoutait plus. Il aimait beaucoup sa femme. En retour elle lui accordait une attention sans failles. Elle était bien la seule. Nous sommes partis en douceur.

La voiture-bar n’était pas envahie à 9h30 du matin. Lieu propice pour parler tranquillement. Rina était décidée à tout dire maintenant. Oh, ça ne l’empêchait pas de vérifier le lait, le sucre. De choisir ses mots avec une lenteur effrayante. Je pouvais m’en imprégner. Donc voilà.

Elle s’était rendue à Genève la semaine précédente pour y faire passer des examens. Selon son habitude elle avait logé sur place le temps de tout corriger. C’était tellement plus simple que de faire un aller-retour en ployant sous le faix des copies, pour le douteux bénéfice de les relire à domicile. Une fois toutes les copies corrigées, elle les avait transmises avec un petit mot à Marie-Rose, la secrétaire du département.

Marie-Rose avait rappelé Rina lundi matin. Elle n’avait pas trouvé les copies comme prévu. Et il lui fallait les notes de toute urgence. Rina avait guidé les recherches à distance, en vain. Les copies demeuraient introuvables.

Ce récit m’a fait la plus mauvaise impression. Marie- Rose était minutieuse, elle n’égarait jamais rien. Quant aux étudiants genevois, ce n’était pas leur genre de faire disparaître une pile complète de copies pour dissimuler la médiocrité de leurs réponses. J’avais plutôt l’impression que c’était un acte de malveillance dirigé contre Rina. Après la lettre comminatoire du recteur, cette affaire de copies me paraissait désagréablement rapprochée. Une balle perdue relève du hasard ; deux balles font soupçonner la présence d’un tireur maladroit mais obstiné.

Je me suis abstenu de monter la tête à Rina avec mes intuitions. Elle avait déjà assez de mal à déglutir son fond de café bourbeux. J’apprendrais la suite par mes propres moyens...

À notre retour, nous n’avons pas trouvé Jean-Marc. Sa serviette, son blouson et sa casquette réversible montaient la garde pour lui. Il était 10 heures. On s’est regardé, Marina et moi. On avait une idée raisonnablement précise de l’endroit où il pouvait se trouver.

Me raconter son affaire avait à l’évidence soulagé Rina, même si le mystère restait entier, et aussi la menace. Il restait trente minutes de trajet. En soupirant elle a ôté ses chaussures et s’est mise presque aussitôt à dormir, ses jambes mélangées aux miennes. Ça et le mouvement saccadé du train, je me suis mis à bander. En milieu facultaire, et le train de Genève en faisait partie, j’essayais de bander le moins possible. Le moindre geste incontrôlé peut provoquer une crise. Mais je n’avais pas beaucoup dormi la nuit précédente et le manque de sommeil amollissait mes défenses. Les jambes ni le visage de Marina n’étaient vraiment beaux mais il y avait les circonstances, et le charme de sa voix. Donc je bandais pour elle, distraitement, amicalement. Déjà deux ans que nous étions collègues ; ça finirait peut-être par arriver un jour. Ce n’était pas probable pour autant. Chaque fois que je la voyais, je devais d’abord me réhabituer à sa laideur sympathique. Je me disais alors que c’était bien d’avoir pour amie une femme intelligente et compliquée à qui on ne touche pas.

 

 

2.

 

Genève en automne

 

Nous nous sommes séparés à la sortie de la gare. Jean-Marc occupait un studio à l’année, derrière la voie ferrée. Il avait hâte de s’y retirer pour prier avant la réunion. Il avait dû être dérangé dans les toilettes, au beau milieu de sa conversation avec Dieu.

Rina sous-louait une chambre d’étudiante à deux pas de la Fac et elle aurait pu m’accompagner jusque-là. Mais pour d’obscures raisons, où la coquetterie jouait un faible rôle, elle avait l’habitude de fréquenter un salon de coiffure situé en face de la maison natale de Jean-Jacques Rousseau. La patronne était une magicienne qui avait l’art de redonner aux cheveux abondants mais un peu ternes de Rina leur éclat cuivré invincible. Elle m’a confié ses bagages pour garder les mains libres.

Bus pour moi. Trajet rapide dont la sécante coupait le Rhône, à l’endroit où il surgit du lac Léman. Tout de suite après, il tournait à angle droit, pour déboucher sur une place en forme de triangle, dont les trois sommets étaient l’Académie militaire, le théâtre lyrique et le parc des Falaises. C’est là que je descendais.

Grâce à Rina, j’étais chargé comme un baudet. Une partie de ces énormes bagages étaient à roulettes. Ces roulettes me sciaient les rotules, évidemment. À moins d’être suffisamment petit, on ne peut pas s’en servir, il faudrait avancer sur les genoux. On en est réduit à porter ces monstres comme des valises ordinaires, dont ils n’ont ni l’équilibre, ni la forme. Malgré mon affection pour Rina, je maudissais son goût excessif pour la documentation. Est-ce que son célèbre cours sur la révolution de l’industrie cinématographique du Vatican (qui renouvelait d’ailleurs la notion d’industrie) la forçait vraiment à trimballer partout deux douzaines de manuels aux pages hérissées de signets jaunes ? En plus, elle n’avait pas de bureau personnel et je devais caser tout cela dans le mien, déjà surencombré.

À l’entrée du parc, les joueurs d’échecs déplaçaient des pièces géantes sur un échiquier de verdure, avec des gestes méticuleux.

Même ralenti par les fardeaux, il ne fallait que trois minutes pour atteindre l’arrière de l’Uni Falaises, au cœur même du parc. Je la retrouvais chaque automne avec le même frémissement de plaisir, comme un vieux veston confortable. J’entamais ma cinquième année de service. L’air pur des glaciers, de loin, me fouettait.

Sur le seuil de la Fac, j’ai hésité, encombré par les quatre valises de Rina et par mon modeste sac de voyage. Un jeune homme court sur pattes a surgi de nulle part pour me tenir la porte. J’aurais pris ce geste pour une politesse sans conséquence si je n’avais pas reconnu Jérémie Herold. J’ai poussé dans le hall la caravane de mes bagages. Jérémie a laissé se rabattre la porte, qu’un ressort tendu comme l’arc d’Ulysse arrachait à toute volée. Il n’avait pas perdu ses yeux globuleux.

– Vous avez passé de bonnes vacances, monsieur ? – Très bonnes.

– Je peux vous voir pour parler de mon avenir ?

– Pas maintenant, Jérémie.

– Vous avez bien reçu ma lettre ? Dans votre casier ?

– J’arrive à l’instant.

– Vous pourrez la lire assez vite ?

– N’ayez pas peur.

– Je peux passer dans votre bureau cet après-midi ? – Demain neuf heures.

– Neuf heures du matin !

– Écoutez, Jérémie. Je ne fabrique pas le temps. Je me sers de celui qui existe.

– On peut peut-être dîner ensemble ?

– Non. Je regrette. On ne peut pas.

J’ai empoigné mes cinq bagages et je lui ai tourné le dos. Jérémie Herold !

Le grand hall du rez-de-chaussée, avec ses tableaux d’affichage bariolés et ses distributeurs de soft drinks, ses sculptures molles, ses étudiants en sportswear au timbre aigu et languissant, dégageait une atmosphère assez conviviale. Mais en montant, cette bonne impression s’estompait. L’énorme escalier en bois d’ébène ouvragé et les paliers intermédiaires où s’exposaient sur des toiles géantes les portraits supposés de Luther, de Calvin, du pasteur Romeyer et du recteur Lofti, dégageaient une atmosphère de plus en plus étouffante. À partir du premier étage ce n’était plus que boiseries, torsades, recoins dérobés, grandes croix noires sur les murs. Plus on montait, plus ça ressemblait à l’Enfer de Dante. Au troisième étage, la laque noire des portes ôtait tout espoir.

Les sept bureaux du département de cinéma (dont un pour le secrétariat et un pour le directeur quinquennal) n’étaient accessibles que par une suite de coudes, de boyaux, d’étroits escaliers et de dénivellations, qui présentaient les surprises d’un souterrain. Les spots violents fichés au plafond rabotaient la surface du sol et des murs. Enfin, quand on atteignait la limite de ses forces, surgissait notre demi-couloir.

La notion de demi-couloir joue à l’université de Genève un rôle prépondérant. Les bâtiments historiques de l’Uni Falaises comptent vingt-sept demi-couloirs, dont la répartition fait l’objet de combinaisons infinies.

« Études cinématographiques » est un des plus récents et donc des plus modestes de tous les demi-couloirs de Genève. Une hiérarchie non écrite mais implacable met au sommet de l’édifice le centre de théologie protestante, le droit et la philosophie. À mi-hauteur, les lettres modernes et l’étude de l’Antiquité. Au ras du sol, les arts de l’image et l’ethnologie. Et sous la ligne de flottaison, l’histoire moderne et le cinéma viennent enfin, profondément engloutis.

Pourtant, ce département de cinéma où j’enseignais, qui semblait si indigne de la vieille noblesse de robe, pesait plus lourd que son poids apparent sur les balances invisibles.

D’abord il fallait compter avec la personnalité du fondateur de notre département, Charlie Pesteau, qui savait toujours ce qu’il voulait et comment l’obtenir. Il était lié par famille à tout ce qui compte dans les milieux académiques genevois. Le moindre froncement de sa barbe, le moindre mouvement de son poing reposé en douceur, multipliaient la densité moléculaire de notre valeur scientifique.

Ensuite – personne au rectorat ne parvenait à expliquer pourquoi – les études de cinéma attiraient de plus en plus de monde. Nos bureaux étaient rares et notre demi-couloir étriqué, mais les amphis qui nous étaient attribués étaient toujours combles. Les dix-sept étudiants, la plupart vieillards, de théologie protestante, faisaient contraste avec nos trois cent vingt-sept inscrits. Et si méprisables que soient les études cinématographiques, le fait de drainer des centaines d’inscriptions était quand même, du point de vue rectoral, une preuve d’excellence.

 

Mon antre était à l’avant-dernière porte à gauche, juste avant le cul-de-sac final. Trois mètres en arrière, en face de la porte du secrétariat, où officiait Marie-Rose, partait un autre demi-couloir, encore plus obscur : celui des études dix- neuvièmistes. Cette proximité au cœur du labyrinthe créait des affinités électives. Aussi nous mettions nos efforts en commun pour essayer de drainer l’argent du mécénat.

Après une halte respiratoire, j’ai repris mes valises pour franchir les derniers mètres. Je suis arrivé devant la porte de mon bureau. Marie-Rose y avait collé une affichette où se lisait : « Permanence du 23 septembre, 11h00 ». Trois noms y étaient déjà inscrits. J’y ai jeté un coup d’œil. Sans commentaires.

Une forme fluette a surgi à mes côtés. Zut, la folle des Pâquis. Déjà. Elle souriait.

– Ah, heu, vous êtes sortie ?

Ce n’était pas absolument la chose à dire. Une schizoïde. On avait dû l’interner. Pas longtemps il est vrai. Petite souris blonde aux traits pointus. Elle aurait même pu être assez jolie, malgré l’incisive qui lui manquait, sans son regard. Elle réapparaissait comme si de rien n’était pour me parler de son projet de film sur le docteur Ferdière. Rien que le sujet était un certificat de maladie. Je l’avais connu, le docteur Ferdière, à la fin de sa vie. Cinquante ans avaient passé depuis qu’il administrait des électrochocs à Antonin Artaud. Il s’était recyclé en psychiatre des nouveau-nés. Mais sur le fond, il n’avait jamais quitté ses commutateurs électriques. Un égoïste lyrique, hanté par le pouvoir.

La folle des Pâquis s’appelait Myriam. S’il y a eu une femme dans l’histoire du monde qui a eu un problème avec l’absence de pénis, c’est bien elle. Le docteur Ferdière semblait compenser partiellement ce manque. Je lui ai dit que c’était d’accord, que des films tardifs qui le montraient donnant des conseils freudiens aux embryons à travers la peau du ventre de leur mère constituaient un corpus pédagogique parfait, mais que là, là tout de suite, je n’avais pas le temps. De surprise, elle a produit une petite bulle de salive.

– Mais il est marqué permanence à 11h00.

– C’est vrai mais là, là, impossible...

– Quand, alors ?

– Le 15 octobre. À neuf heures quarante-cinq.

 

Cette précision de date lui a plu. Elle m’a fait une sorte de salut militaire et s’est éloignée sans insister. Avec l’extra- lucidité de la folie, elle avait senti que je tiendrais ma parole.

Elle partie, j’ai transformé 11h00 en 11h40 sur le post-it. La réunion de département commençait à midi. Je serais sauvé par le gong.

J’ai fouillé mes poches et j’ai enfoncé ma clé dans la serrure. Elle a refusé de tourner. Un murmure de voix me parvenait du fond des limbes. La routine. Je me suis mis à secouer la porte, à trois reprises séparées par un faible intervalle. C’était le signal. Le murmure de voix s’est interrompu. J’ai entendu raccrocher le lourd appareil. La porte s’est ouverte sur Joël, sélénite bouclé poivre et sel. Il avait l’air un peu hagard.

– Eh bien, tu t’enfermes encore pour penser ?

– C’est machinal. Entre, entre. Je suis content de te voir, ma vieille. Tu as passé de bonnes vacances ?

– Oui.

J’ai remorqué une à une les valises de Rina à l’intérieur. Je les ai alignées contre le mur et j’ai poussé mon sac sous mon bureau. Joël me regardait faire. Il avait l’air rouge et concentré – il aurait été ravi de me venir en aide, mais il n’y a pas pensé.

Une fois débarrassé de mes fardeaux, j’ai tendu la main à Joël et il m’a agrippé les coudes avec effusion, dans ce que je supposais être une accolade vaudoise. Nous rayonnions de plaisir. Le rayon de Joël s’est éteint le premier.

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Ça a foiré comme d’habitude. Je suis arrivé à l’avance. Une secrétaire rousse m’a fait entrer dans un petit local. « Asseyez-vous, Monsieur Édouard va arriver ! » elle m’a dit.

 

Le local est clean, lumineux, ça fait penser à une petite salle de réunion. Un distributeur Coca-Cola trône dans un coin. Il y a une petite table ronde et quatre ou cinq chaises autour. Je ne m’assois pas tout de suite.

J’observe sur les murs bien blancs de petites affiches publicitaires, anciennes et récentes, représentant des glaces et d’autres produits surgelés que fournit la petite entreprise.

Il y a aussi des photos (bien encadrées) de camions de la société, des antiquités jusqu’aux plus nouveaux. La société TopGel a été créée après la guerre par « des pionniers de la crème glacée en Belgique », je lis cette phrase en feuilletant un petit livret qui se trouve sur la table.

J’attends pas tant que ça, déjà c’est bien.

Monsieur Édouard arrive, il s’assied en face de moi, une bonne trentaine, le cheveu court, habillé décontracté – un polo et une petite écharpe autour du cou – moi je suis en chemise blanche et veston noir (heureusement j’ai tenu bon sur la cravate que Sylvie voulait que je mette).

 

Il est assez speed, on voit qu’il a envie que ça soit vite expédié. Ça me rend nerveux. J’essaie de dissimuler mon stress (j’ai lu dans un bouquin sur « Comment réussir son entretien d’embauche » qu’il ne faut pas montrer son stress) mais bon. De toute façon il n’a pas l’air d’un directeur du personnel non plus.

– André Doucet ! C’est ça ?

– Euh non Alain… Alain Doucet.

Il farfouille les quelques feuilles qu’il a devant lui et finit par sortir mon CV.

– Ah oui… c’est pour un poste de délégué commercial, vous avez de l’expérience ?

– Ben euh… c’est-à-dire que… comment dire… oui j’ai fait quelques boulots dans ce domaine, mais j’ai surtout fait les marchés pendant près de 15 ans, même 20 quand je travaillais avec mon père alors j’ai une certaine expérience du commerce…

– Pourquoi avez-vous arrêté les marchés ?

– Ben c’est-à-dire qu’on m’a volé mon camion alors…

Il me regarde une seconde avec des yeux humides, un regard qui dit Et ben mon vieux ça c’est pas de bol et soudain il rebondit :

– Mais alors vous avez un permis camion ?  

– Ben euh… oui.

– Nous cherchons activement des chauffeurs-livreurs ici ! Ça vous intéresse ?

– Euh… C’est-à-dire que je…

– Ce n’est pas vous qui chargez les camions ; on vous donne une feuille de route ; vous faites en moyenne 8 heures par jour (sauf si vous devez patienter parfois dans certaines centrales de supermarchés) ; ça paye grosso modo 1500 € par mois ; les heures sup’ vous les avez en récup’ ; dans un premier temps comme on livre toute la Belgique et même le Luxembourg vous ferez diverses régions mais après vous pourrez obtenir votre propre tournée ; 3 mois d’essai ! CDD dans un premier temps. Eh bien voilà en gros et si vous voulez vous pouvez commencer demain ! Vous avez des questions ?

– Ah bon ! Mais ce sont de gros camions ?

– Y a les deux, nous livrons aussi par palettes des sociétés, des hôpitaux, des prisons, des centrales de supermarchés comme Toro ou Rond Point ; mais il y a aussi des tournées avec restos, night-shops, épiceries, cantines, etc.

– Euh c’est parce que je n’ai pas trop l’habitude de rouler en camion en fait, j’ai le permis parce que…

– Écoutez ici y a du boulot ! Alors si vous voulez vous pouvez commencer demain !

Monsieur Édouard est déjà debout. Pour lui l’entretien est terminé. Pas un mot concernant le délégué commercial.

– Je dois quand même réfléchir, je suis sur d’autres propositions de boulot (c’est faux), je lâche in extremis.

– Normal ! Alors peut-être à bientôt !    Poignée de mains. Salut.

 

Je reste encore assis là, seul, très seul, dans ce petit local clean et lumineux.

Quelques secondes.

Elles me paraissent longues.

 

 

 

Sylvie n’hésite pas. On n’a pas le temps et surtout pas les moyens de réfléchir. Je suis sans boulot. Je n’ai même pas droit au chômage, je suis resté indépendant trop longtemps.

 

Il me faut bosser au plus vite. Nos réserves s’épuisent. Et ça fait plusieurs semaines que je vais d’entretien en entretien et de « Pas assez d’expérience ! » en « Pas assez d’expérience ! »

Faut dire que je n’ai qu’un minable diplôme d’aide-comptable (et je n’ai jamais su lire un bilan) et en fait d’expérience, à part les marchés j’ai pas fait grand-chose. Des boulots à la con. Pourtant mon père m’a toujours dit « Quand tu sais faire les marchés tu sais tout faire ! » Mon père je l’adorais, mais parfois il pouvait dire de ces conneries…

D’après Sylvie, 1500 € par mois pour quelqu’un comme moi c’est inespéré (« attention ! 1500 grosso modo en moyenne il m’a dit » j’ai précisé), et ce n’est pas mes quelques minables prestations artistiques exceptionnelles – je suis aussi comédien – qui vont nous tirer de là.

J’adore la qualité des femmes : être directes et convaincantes. C’est sûr que, si elle avait passé l’entretien avec moi, je serais déjà en train de rouler comme chauffeur-livreur.

 

On est jeudi mais j’ai quand même décidé de commencer lundi, histoire de me préparer psychologiquement à ce nouveau boulot. J’appelle donc Monsieur Édouard. Je tombe sur la rousse secrétaire (je la reconnais à sa voix traînante), elle n’a pas l’air très dégourdie. Après m’avoir fait patienter avec les Quatre saisons de Vivagel dans l’appareil, elle me dit qu’il est introuvable !

« Réessayez plus tard » elle lâche avec cette voix qui irrite tout autant que les quat’ saisons de machin. Après deux ou trois essais sans succès, la secrétaire me file direct le numéro de GSM de Monsieur Édouard.

« Bordel ! C’est quoi cette boîte ! » Je commence à gamberger… je suis plus trop chaud pour aller bosser là-bas et j’en fais part à Sylvie. «Téléphone sur son GSM ! Et puis essaye lundi et tu verras bien ! Merde ! Tu m’énerves à la fin ! » Direct. Clair et Précis.

– Allô Monsieur Édouard ? C’est Alain Doucet… pour la place de chauffeur-livreur vous vous souvenez de moi ? On s’est vus ce matin… Eh bien c’est ok, si vous voulez je commence lundi parce que demain j’ai des choses à…

– Ok bien ! À lundi !

– À quelle heure ? Monsieur Édouard ? Monsieur Édouard ?

Il a raccroché ! Je refais le numéro ! Répondeur ! Merde ! « Euh voilà Monsieur euh… c’est de nouveau Alain Doucet, c’est pour savoir à quelle heure je dois être là lundi. Merci. Au revoir. » Il ne me rappelle pas. J’arrive à le joindre vers 8 heures du soir pour m’entendre dire « Euh 7 heures… oui 7 heures c’est bien ! »

Bordel ! C’est quoi cette boîte ?

 

 

Je suis arrivé un peu à l’avance. Je voulais éviter les bouchons sur le ring de Bruxelles. En plus j’avais quand même près de 60 km à faire ; avec ma vieille bagnole j’en avais pour 40 minutes. Je me suis toujours dit « faites que je trouve pas un boulot sur la capitale ! C’est loin, c’est stressant et y a trop d’embout’ ! » Bingo ! J’ai trouvé un boulot sur la capitale.

C’est lundi. Il pleut un peu (en plus). Un reste d’orage.

Il n’y a encore personne. J’attends dans ma voiture là sur le petit parking.

Je grille une cigarette.

 

Il y a Bob Dylan à la radio lay, lady, lay, lay accross my big brass bed

Je regarde le drapeau TopGel qui flotte au vent.

Gérard arrive vers 7h30. C’est le magasinier qui ouvre le lundi.

– Salut ! Tu es le nouveau ? Albert, c’est bien ça ?

– Alain… Alain Doucet. Le gars est jovial et décidé. Il fait très jeune, cheveux hirsutes et boucle d’oreille, la dégaine cool. Il a plus le look d’un leader de groupe de rock que d’un magasinier. Il me fait faire le tour du propriétaire (un grand entrepôt, un petit réfectoire et deux immenses chambres froides où la température avoisine les -30° ! « Eh bien les gaillards qui travaillent là-dedans à longueur de journées » je soupire. « Question d’habitude » me répond Gérard).

C’est une petite entreprise : une quinzaine d’ouvriers (dont plus ou moins huit chauffeurs ; cinq ou six magasiniers et frigoristes) et une petite dizaine d’employés (comptables, représentants, secrétaires dont la rousse qui s’appelle Myriam, je l’apprendrai plus tard). Il y a aussi Monsieur Édouard, le neveu du Big Boss, Édouard c’est son prénom et son nom c’est Crame. Il est directeur du personnel, dispatcher, et aussi quelques autres fonctions diverses. C’est familial. Le fils du patron travaille aussi dans la boîte, il est administrateur-délégué et directeur commercial, il s’appelle Pierre-Louis Crame Junior. C’est déjà la troisième génération je crois. La boîte existe depuis près de soixante ans. L’aïeul (le pionnier) était l’inventeur du frisco après la guerre.

 

On entre dans un petit bureau, l’endroit où tous les chauffeurs et le dispatcher se retrouvent.

 

« Le lundi c’est cool rassure-toi » me dit Gérard. Il a remarqué que je suis tendu. Il trifouille des papiers sur le bureau. Il commence à s’énerver « Mais le lundi c’est toujours un peu le bordel comme tu vois, c’est pas moi qui ai fermé vendredi soir alors… bon je sais qu’il y a un bahut qui doit passer au contrôle technique mais lequel… Oh et puis Merde ! On va attendre Édouard, viens on va boire un café ! »

 

Les autres chauffeurs arrivent un par un, ils viennent prendre les clés de leur camion, accrochées dans un petit coffret. Certains me saluent, d’autres ont un petit mot, et seulement un ou deux m’ignorent. Ils ne détonneraient pas dans le casting des « 12 Salopards ».

Puis je retourne de nouveau seul dans le réfectoire ; un bon moment à attendre. Toujours pas de Monsieur Édouard ! J’en suis à mon troisième café – ou quatrième je compte plus. Je commence à avoir les nerfs dans un sale état. Il doit être huit heures et demie.

Gérard passe sa tête « T’as vu Pierre ? Va le voir c’est lui qui donne les infos pour les contrats de travail ! » Je voudrais lui demander de quoi, de qui il s’agit mais il est déjà loin. Je m’aventure donc dans les couloirs de la société (bah ce n’est pas si grand que ça). Je passe devant deux bureaux vides, je rentre dans le réfectoire des employés (et ben ! c’est autre chose que celui des ouvriers !). Je finis quand même par croiser quelqu’un, une fille un peu replète avec un énorme chignon. « Bonjour je suis nouveau, je dois voir Pierre vous savez où il est ? » Elle me regarde comme si je débarquais de Mars avec des palmes et un tuba. « Quel Pierre ? Il y a Monsieur Pierre, le patron et Pierre Jr » elle me dit, avec un fort accent néerlandophone.

 

Tout d’un coup je m’imagine en train de ne pas lui répondre, sortir du bâtiment, monter dans ma bagnole et foutre le camp. Il fait chaud et le surplus de caféine n’arrange rien.

 

– De toute façon je crois qu’ils ne sont pas là tous les deux, elle me dit.

– Mais c’est pour mon contrat…

– De toute façon pour les nouveaux, c’est l’agence intérim qui règle ça dorénavant. Vous devez voir ça avec Myriam, c’est le premier bureau à l’entrée.

– Merci, au revoir et bonne journée.

– Oui au revoir.

Elle s’engouffre dans les toilettes.

Myriam est la secrétaire qui m’a reçu le jour de mon entretien, elle ne me reconnaît pas ou elle fait semblant. Elle n’a pas l’air loquace, mais elle est bien foutue, ça console. Elle me dit que Monsieur Pierre Junior sera là cet après-midi mais que Monsieur Édouard est arrivé et qu’il me cherche.

 

 

Je fais craquer les vitesses. J’ai du mal à passer de la 2ème à la 3ème ou alors c’est la 4ème que je passe directement – le camion crève un peu. On m’a lâché avec ce petit (ouf !) camion frigorifique sur les routes de Bruxelles. Les inconscients ! Ils ne savent pas ce qu’ils font. J’ai peut-être le « permis camion » mais pas l’âme d’un routier.

 

Horreur ! Les camions ne sont pas équipés de GPS ! Petit détail, pas vraiment : je n’ai aucun sens de l’orientation, j’vous jure ! Je suis lâché dans Bruxelles… Je dois passer au contrôle technique… un chauffeur m’a expliqué la route : j’ai déjà oublié… stressé à bloc… j’ai trop bu de caoua… maudit caoua ! … déconcentré je suis… keske j’fous là ?

Je devrais être sur la scène du Casino de Paris en train de répéter pour mon passage du soir et j’suis dans ce putain d’camion ! Je suis perdu ! PAUMÉ !

Je demande mon chemin à plusieurs personnes… Les gens à Bruxelles connaissent juste le nom de leur rue (et encore !) je dois pisser (ben oui j’ai bu deux litres de café !) Comment pisser dans Bruxelles ? Rentrer dans un bistrot ? Et comment parquer le bahut ? Je n’y tiens plus ! … je vais me trouver un bosquet ou un buisson… Oh oui ! Y faut que je me trouve un bosquet ou un buisson…

Il y a un petit parc au bout de cette chaussée, je me gare au bord, mets les feux de détresse (c’est le mot !), et cours derrière un arbuste, je suis à vue d’un côté ! Merde ! Une vieille femme sur un banc plus loin tape un œil. Tant pis j’en peux plus ! J’ai à peine commencé à me soulager que j’entends un gros klaxon ! C’est pour moi ça ? C’est mon camion ! je sursaute. J’essaie de finir. Un dernier jet finit dans mon pantalon, et je me griffe les bras à sang en traversant les picots du buisson pour me précipiter vers le camion. Il y a un tram derrière ! J’ai pas fait gaffe et je me suis arrêté sur les rails ! Je bloque toute la circulation ! TUUT TUUUT  ! Y a une voiture de flics un peu plus loin (y en a partout !).

Je démarre ! J’écrase presque un piéton ! Je cale ! Je redémarre. Je cale. Je trouve plus la 1ère ! Je redémarre pour de bon. Je suis en nage et mon pantalon aussi. Il fait lourd. C’est la fin du mois de mai.

Je m’arrête un peu plus loin sur un arrêt de bus pour reprendre mes esprits. Mais qu’est-ce qui m’arrive ? C’est quoi cet enfer ?

 

Je finis par me ressaisir. Je redemande plusieurs fois mon chemin… Enfin je suis dans la file de ce putain de contrôle technique. Quand je pense que Monsieur Édouard m’a dit qu’il y en a pour une heure à tout casser, c’est juste à côté, facile à dire calé derrière un bureau et quand on est né à Bruxelles. Je lui dirai qu’il y avait foule, je sais très bien jouer la comédie. Normal.

 

Le camion est passé sans problème. Un des mécanos a dû lui-même allumer les phares, j’ai chipoté partout sur les manettes, et c’était un petit bouton à gauche du volant.

Je rentre chez TopGel. Je fais toujours craquer les vitesses. Il est presque midi.

– Eh bien y avait du monde ! lâche Monsieur Édouard.

– C’est le moins qu’on puisse dire, la foule des grands jours.

– Bizarre pour un lundi matin…

Je ne relève pas. Il me dit que je peux aller dîner et qu’on verra ce que je ferai l’après-midi (pas un gros camion ! mon Dieu ! pas un gros camion !).

 

Après la pause je retourne au comptoir des chauffeurs dans le bureau, c’est là qu’on doit attendre, m’a bien précisé Gérard et pas dans le bureau même, Monsieur Édouard a horreur de ça. Ok pigé. J’attends et personne en vue. Je fais un petit tour. J’observe les frigoristes bottés comme des esquimaux faire des allers et retours des frigos aux hangars avec des palettes de marchandises, et les magasiniers préparer les commandes et charger les camions.

J’en ai marre d’attendre, d’être là perdu comme un plouc. NON ce boulot n’est pas pour moi ! Je ne suis pas à ma place ! Ça tombe bien j’ai pas encore signé. Je vais lui dire que je reste pas. Ce n’est pas possible. Et tant pis pour Sylvie. Je lui dirai que j’irai aux cours du soir… ouais c’est ça… des cours du soir c’est bien… en informatique ou en marketing… ouais c’est ça en marketing c’est bien…

 

Un chauffeur rentre. Il a un faux air de Charles Bronson. Ouh la ! Un chauffeur dans la ville ! Il me fait un signe de la tête qui veut dire « Salut », il balance ses papiers sur le comptoir. « J’ai fini, j’me casse » lâche-t-il.

 

Monsieur Édouard débarque vers 14h45.

– Désolé j’étais en réunion.

J’apprendrai plus tard que pour lui la plupart du temps « être en réunion » le lundi, c’est aller traîner avec un pseudo client ou la fameuse Myriam (quand je vous disais qu’elle était bandante) dans des restos. D’ailleurs il a l’air moins speed, détendu même. Il se balance sur sa chaise.

– Alors André ça te plaît chauffeur ?

– Alain c’est Alain euh… c’est-à-dire que je crois…

– Alain ah oui ! Eh bien c’est très bien ! Écoute pour aujourd’hui c’est bon tu peux rentrer, t’aurais dû aller au recyclage chez Véalia avec des palettes de périmés mais j’ai oublié de leur confirmer le rendez-vous vendredi. Pour ton contrat l’agence intérim te contactera, on ne fait plus de contrat à durée déterminée, trop de paperasse ! On passe par une agence now… Passe chez Myriam, elle va te filer une little farde avec le règlement d’ordre intérieur de la boîte et la note aux chauffeurs concernant les temps de conduite et tutti quanti… allez à demain 7 heures ! Bon après-midi !

– … Merci. À demain Monsieur. Bon après-midi.

 

 

Voilà j’étais chauffeur-livreur.

Second Rôle

Mon nom est Personne

 

J’ai trente ans. Je suis le dernier d’une famille de deux enfants. Dernier, je le suis en tout. Grégory est l’aîné. Je ne suis que le cadet de ses soucis. Depuis que mon frère s’est fait un nom, il m’interdit de l’utiliser. Parfois, il téléphone pour me le rappeler, avant de raccrocher. Dans la rue, les gens me parlent de lui, sans me remarquer. Mon anonymat est une tare. Je ne suis personne, il est une star. Nos parents savent que j’existe. Mais notre relation est un malentendu. D’ailleurs, ils ne m’écoutent pas. Ma mère continue, depuis des années, de me poster des annonces de petits boulots découpées dans la presse locale. Ouvrir mon courrier est une leçon de courage. J’ai très peu vécu et je n’ai déjà plus d’avenir. Je n’ai que mon présent à affronter. Celui de vivre dans l’ombre de mon frère. Lui a réussi, moi pas. Mon destin est un triste sort. Ma seule réussite, c’est l’échec. Tout ce que je rate, c’est avec brio. Et constance.

 

J’ai raté mes études : médecine, kiné, fac de droit, fac de lettres, concours divers et autres écoles à deux mille euros le trimestre. Fiasco total. J’ai raté ma jeunesse : elle a brillé par l’ennui, les branlettes et les prises de vestes. J’ai raté mon premier amour : Dorine, la rousse de ma vie, m’a abandonné sans me dire pourquoi. Je me suis accroché à elle. Ma passion est devenue névrose. Quand elle est partie, je suis allé me perdre deux ans au fond d’un lit. Les femmes nous quittent en emportant les raisons et nous laissant les torts. J’avais celui de ne pas être mon frère. – Lui, au moins, il fait quelque chose de sa vie !, me répétait-elle dès qu’elle le voyait à la télé. Je n’étais personne et il en serait toujours ainsi. Je n’avais plus qu’une chose à réussir : ne pas me rater.

 

Je suis mort à vingt-trois ans. Dans un hôpital psychiatrique. Un dimanche soir à dix heures, des blouses blanches sont venues me chercher chez mes parents. On ne me laissait pas le choix. J’avais quinze minutes pour prendre mes affaires.

 

Je voulais seulement réussir ma vie. En écrivant des livres. Mais je n’avais convaincu personne. C’était même, paraît-il, le signe évident d’un comportement psychotique… Enfin, c’est ce qu’on m’a dit plus tard. Quand mon frère a sorti son premier roman, mes parents sont venus me le brandir sous le nez. – Tu vas voir, c’est super. Notre Grégory a un talent fou… Ils crurent nécessaire d’ajouter : – Ne t’inquiète pas… toi aussi tu y arriveras. Tu finiras bien par trouver ta voie. On a confiance en toi. On sait que tu réussiras ta vie. La coupe était pleine. Ils me voyaient livreur de pizzas ou vendeur à Conforama et se fichaient de mes rêves. Pour avoir la paix, ils voulaient ma sécurité. Que je devienne salarié plutôt qu’artiste. Un baise-en-ville contre un Goncourt ! Adieu Kafka, Proust, Schnitzler… Leurs paroles lénifiantes précipitèrent ma chute. Mes années d’échec me devenaient insupportables. Celles à venir semblaient pires encore. Afin d’échapper à cette vie, je décidai de l’achever. Pour partir léger, je me débarrassai de la cause de mes malheurs : mes livres. J’irais les enterrer telles des haches de guerre. Pour mourir en paix.

 

J’entassai pêle-mêle ces écrivains maudits qui m’avaient fait croire à un destin jalonné de gloire. Je renversai ma bibliothèque et la piétinai avec fureur. Ma chambre n’était plus qu’hécatombe. Emprisonnés dans des sacs-poubelles, je traînai mes livres jusqu’au fond du jardin où les attendait l’autodafé expiatoire. Après les avoir soigneusement arrosés d’alcool, je les regardai brûler au bûcher de mes illusions. Ils étaient le feu de joie de mon désespoir. Devant cette scène, mes parents, affolés, appelèrent le médecin de garde. Excédé d’avoir à quitter son dîner familial en plein milieu de la 7e Compagnie au clair de lune, le carabin investit ma chambre. Au pas de charge, il m’ausculta l’œil droit. Puis le gauche. Diagnostiqua une dépression grave. Me prescrivit deux mois d’hosto intensifs. Il réussit à convaincre mes parents que j’y serais très bien soigné. Qu’on s’occuperait de moi. Que mes angoisses disparaîtraient. Que je serais vite guéri. Puis il repartit avec ses quarante euros et l’espoir d’arriver avant la fin du film. Tandis que Pierre Mondy demandait à Henri Guybet : « Where is my fal- zar ? », j’étais déjà dans une ambulance en route vers l’hôpital.

 

La Tête contre les murs

 

Le lendemain de mon arrivée, je me réveillai dans une chambre vide, une bouteille de sérum au bout d’un bras. Entre cet « autre » qu’on allait faire de moi et moi, il y avait un tube qui buvait ma chair. Un cathéter qui me vidait l’âme en me remplissant de son venin. J’étais relié à une poche de neuroleptiques par un tuyau. Ma vie ne tenait plus qu’à un fil. On avait profité de mon sommeil pour me ligoter sur un lit en métal. Autour de moi, rien. Que de l’air conditionné, enfermé dans une pièce capitonnée. Les murs ressemblaient à d’énormes matelas qu’on aurait posés debout. Au fond, une ouverture étroite à gros barreaux laissait filtrer le jour. C’était ma fenêtre. Au-dessus de la porte, à ma droite, un petit phare vert s’allumait à chaque fois que quelqu’un pénétrait dans ma chambre. Je me rendis à l’évidence : j’étais à l’asile. J’étais l’otage d’un mauvais film. Un vilain petit canard en vol au-dessus d’un nid de coucou. Il fallait que je sorte de là. Au plus vite. Je criai pour qu’on m’écoute. Personne ne m’entendait. On me laissait hurler comme un malade. J’étais seul avec ma voix. Le goutte-à-goutte me servait de clepsydre. Il rythmait mes heures. Le temps s’écoulait sans moi. On venait me rendre visite tous les deux cents millilitres. Des vieilles femmes en uniforme. Blanches de la tête aux pieds. Dans ma nef des fous, elles étaient des anges qui passent sans s’arrêter. En pleurant, je leur demandais de justifier ma présence dans cet enfer. Elles me répondaient que j’étais en désintoxication mentale. Mes parents n’avaient pas le droit de me visiter. J’étais en quarantaine. Personne ne savait pour combien de temps. À cause des médicaments, mes nuits duraient des jours. Mes quelques heures éveillées avaient la lenteur d’un siècle. Mes silences étaient profonds comme l’éternité. Parfois, je me sentais immortel. À toute heure, on venait m’espionner au judas. On m’avait à l’œil. Je distinguais un rond de lumière qui s’ouvrait et l’ombre d’un regard qui s’y collait. On me surveillait. On m’épiait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne sais combien de temps on m’a laissé ainsi. Trois jours ? Une semaine ? Chaque seconde qui passait devenait un non-sens. Le temps n’était qu’ennui, il n’existait pas. Pour ne pas le voir s’écouler, je m’inventais un calendrier. Sans dates, sans repères. Je me réveillais en pleine nuit pour me rendormir le jour. Combien de temps avais-je dormi entre deux envies de pisser ? Le haricot qui me servait de pissotière mesurait lui aussi mes heures, graduait mes journées. Il suffisait qu’on le vide pendant mon sommeil pour que mon compte à rebours soit totalement perturbé, tous mes cal- culs à refaire. Je me réveillais sans montre. Mon cadran solaire était ma vessie. J’étais perdu, oublié de tous. Entre le monde et moi, il y avait un océan d’incompréhension et de silence. On finit par me libérer de mon mitard. Dans les couloirs de l’asile, je déambulais comme un zombie. Je tenais ma perfusion comme un bâton de vieillesse. Elle était mon étendard, mon pavillon noir. J’étais un pirate avec un cœur de bois. Mes émotions avaient disparu. Je ne savais plus rire ni pleurer. J’étais juste là. Sans vie. J’avais maigri de quinze kilos. Je n’étais que la carcasse d’un poulet décharné. J’errais des journées entières dans des couloirs aseptisés. Les psychiatres s’étaient chargés de faire le ménage de ma cervelle. Je n’avais plus aucune notion de passé ni d’avenir. Je n’étais qu’un corps en marche. Mes longueurs de couloir me servaient de passe-temps.

 

Cette cour des miracles comptait les plus incroyables spécimens de tarés existant sur terre. « Sucre d’Orge » était certainement le plus gratiné. Le vieux fou était un ancien clochard. Il devait son surnom à son goût pathologique pour le sucre. Devant une gélatine Haribo, on ne le contrôlait plus. Il aurait été capable de défoncer un mur s’il avait su qu’un bonbon se cachait derrière. Du matin au soir, il arpentait le couloir sans s’arrêter. Il allait et venait en comptant sur ses doigts et en soufflant du nez comme un bœuf. Jacquotte, elle, repeignait de merde les murs de sa chambre avant de s’en barbouiller. À la cantine, je l’avais vu planter sa fourchette dans la main de sa voisine avec une violence inouïe. Et mordre les infirmiers jusqu’à leur arracher des morceaux de chair. Quand elle arrivait au réfectoire, encadrée de ses deux garde-fous, nous chiions dans nos frocs. Avec sa gueule de Francis Heaulme, elle était une terreur quotidienne. Pendant les repas, nous mangions d’un œil. Un coup de couteau était si vite arrivé. Le reste du temps, la dangereuse Jacquotte restait emmurée dans sa chambre forte. Elle était étroitement surveillée. Les mesures de vigilance prises à son égard étaient dignes d’un dispositif de haute sécurité pour dangereux psychopathe. Autre spécimen surprenant : Jacky. Cet ivrogne n’avait pas du jus de navet dans les veines, mais du Pastis. Né avec deux grammes d’alcool dans le sang, il était écrit qu’il mourrait d’une cirrhose du foie ou d’un coma éthylique. Depuis quarante ans, il se donnait la mort au goulot. Sa cure de désintoxication tournait au cauchemar. Son sevrage le mettait dans des états de transe indescriptibles. On l’entendait hurler et tout casser dans sa chambre. Il voulait boire. Il suppliait le ciel de lui accorder un jerricane de Ricard. À force de bitures, Jacky était devenu totalement insensible à la douleur. Il s’était ébouillanté au troisième degré sous une douche brûlante, sans s’en rendre compte. Ça fumait dans la salle de bains. Lui, sifflotait en se savon- nant gaiement. Des cloques de grand brûlé lui avaient poussé sur la peau. Le lendemain, il déambulait dans les couloirs comme une momie. Recouvert de bandages antiseptiques. La plupart des épaves du pavillon « Moreau de Tours » dans lequel j’avais été placé n’étaient que des dépressifs chroniques, des experts en automutilation ou des pros de la défenestration. Stéphanie, dix-sept ans, en était à son troisième plongeon d’un pont de Loire ; Mathias, vingt-deux ans, avait avalé du « débouche-chiotte » comme on avale un demi ; Sandra, trente-trois ans, avait attendu toute une matinée qu’un train lui passe sur le corps. Une grève inopinée de la SNCF l’avait sauvée de la boucherie. Mon préféré était un schizophrène. Pour calmer ses troubles, les psychiatres ne donnaient pas dans la dentelle. Le remède qu’ils lui avaient concocté avait de quoi mettre à terre une cavalerie de quinze chevaux. Le soi-disant caractériel n’avait plus du tout de caractère. Et sa docilité était exemplaire. J’ai quand même eu l’honneur de connaître François dans un moment de crise intense. Quatre barracudas n’avaient pas suffi à le maîtriser. Seul le venin de crotale d’une serin- gue réussit à le vaincre instantanément et à le plonger dans un coma dont on ne revient pas indemne. Je ne revis jamais François. Morphée l’avait cloué au pieu pour plusieurs semaines.

 

Dans le genre violent incontrôlable, je me défendais plutôt bien. À l’asile, c’est une question de survie. Le plus violent est le plus respecté, car le plus craint. Le plus fou est élu roi, maître de ce monde-là. C’est là que j’ai appris à me battre. À user de violence. Mais pas celle de la rue, non, celle de la violence carcérale, la plus terrible qui soit. J’ai compris deux choses. La première, c’est qu’elle n’a pas de limite. Elle est infinie parce que, sans règles, elle s’invente et se renouvelle chaque fois qu’elle se met en scène. La seconde, c’est qu’elle devient vite une drogue. Pour survivre, je me shootais à l’ultra violence. Elle était mon trip, mon orgasme. Les jours sans, j’étais en manque. La dépendance ne fait qu’attiser la violence. La décompensation la décuple. À l’asile, je suis devenu un être exponentiellement violent. Un jour, les psychiatres ont accordé à ma mère une autorisation spéciale pour me voir. Elle est venue m’apporter des slips de rechange. Cette permission exceptionnelle n’a été que de courte durée. Au bout de dix minutes, une infirmière vint la chercher. J’implorai pour repartir avec elle. Je la suppliai qu’elle me prenne par la main pour m’emmener loin d’ici. Je la poursuivis dans le couloir en hurlant comme une bête blessée. L’infirmière lui intima l’ordre de se dépêcher, de sortir sans se retourner. Ma mère se mit à courir en pleurant jusqu’à la sortie. J’entendais ses sanglots entre mes cris. On avait dû lui confirmer que son fils était fou. La preuve ! Sa présence venait de réveiller mes émotions. Une tristesse aiguë commença à me submerger.

 

Chaque centimètre carré de ma peau était à vif. Deux infirmiers au torse puissant tentèrent de me stopper. Je réussis à forcer ce barrage de matons. Ma mère était déjà dehors. On l’avait poussée à la hâte avant que je ne l’atteigne pour l’embrasser, la serrer de tout mon cœur. On avait refermé la porte sur elle. Derrière la vitre en plexiglas, elle pleurait. Elle me regardait frapper dessus à corps perdu. Nous étions séparés par une cloison transparente. Un mur de silence qui l’empêchait de m’entendre lui dire « je t’aime ». Appelés en renfort, trois infirmiers se sont jetés sur moi pour tenter de me maîtriser. Sous les yeux effarés de ma mère en larmes, je me débattais comme un diable en hurlant et en distribuant coups de pied, uppercuts et morsures. Après avoir envoyé les trois molosses au tapis, je me ruai sur la triple-porte-vitrée pour essayer de la casser. Mes poings craquaient sous les coups. Médusés, les fous du pavillon s’étaient rassemblés. Ils restaient sans voix. Je leur offrais un spectacle de folie pas ordinaire. J’étais leur dieu. Ma mère était repartie. Je continuai à me fracasser les membres contre la porte blindée. À quelques mètres de là, une légion de psychiatres et d’infirmiers s’avançait vers moi, l’allure inquiétante et le pas sûr. L’un d’eux tenait une énorme seringue. Ça ressemblait à une horde de médecins de Molière se préparant à un lave- ment. À l’approche des blouses blanches, les fous, pris de panique, se dispersèrent aussitôt dans les couloirs en hurlant. En deux temps, trois mouvements, j’étais immobilisé et soulevé de terre. On m’emmenait au fond d’un couloir où une porte ouverte m’attendait déjà. J’ai résisté. Mes braillements faisaient trembler les murs. J’en perdais la voix. On m’a plaqué de force sur une planche puis sanglé comme un cochon. On ne m’égorgerait pas. On me ferait juste dormir quatre jours d’affilée. Avec la dose de neuroleptiques qu’on me collait, je n’étais pas prêt de m’en sortir. Amarré à mes lattes de bois dur, j’at- tendais mon sort. Les gaillards baraqués se sont poussés pour laisser place au mec-à-la-seringue. Son aiguille géante a pissé quelques gouttes. Comme dans les films. Puis s’est approchée. Je ne pouvais rien faire. J’étais ligoté comme un goret. J’offrais, malgré moi et sans résistance possible, mon corps à la science. La seringue s’en- fonça dans le gras de la fesse. La douleur me fit tourner de l’œil. Je sentis le liquide froid m’investir, s’engouffrer en moi comme un raz-de-marée. En quelques secondes, j’étais submergé d’un flou artificiel. C’était comme des larmes devant les yeux, des voix ralenties. Le bruit des clefs qui m’enfermaient dans cette pièce minuscule paraissait lointain, d’une douceur presque apaisante. Je me voyais, dans un fondu enchaîné, basculer dans un rêve sans images. Je me suis réveillé une semaine plus tard. Je n’avais rien fait, juste voulu embrasser ma mère. Sa visite m’avait fait mal, précisément parce qu’elle n’était qu’en « visite ». Ici, le baiser d’un fils à sa mère était puni exemplairement par les experts de l’âme. Pour mon bien, paraît-il. Je n’étais plus le fils de ma mère. Mais un cas d’école. On le lui a fait comprendre. J’étais désormais la créature des psychiatres. J’avais été mis au monde pour eux, pour qu’ils me dissèquent et gagnent leur vie sur mon malheur. J’étais vite devenu leur préoccupation principale. Ma vie leur appartenait. Je n’étais qu’un nom barbare dans le Vidal. Les psychiatres en voulaient à ma normalité. Ils s’ingéniaient à vouloir me faire revivre sous une autre identité, un autre moi, une autre personnalité. Ils m’ont collé de force dans le chapitre « Neuroleptiques ». Dans le grand dictionnaire médical de la psychiatrie, j’étais connu sous le nom de «Mélancolique». Je les avais bien connus, ces carabins d’amphithéâtre. Je les avais vus éclore. Je les avais vus à l’œuvre, ces futurs médecins. Avec leurs bites au cirage, leur faluche pleine de pin’s et leurs bizutages qui finissent mal. Je les avais entendus hurler pendant deux ans du haut des amphis et insulter les profs à tue-tête. Ils m’avaient terrorisé à coup de danses macabres, d’obligations de me mettre à poil et de projections de viscères à huit heures du matin. Il fallait avoir le cœur bien accroché quand on se recevait sept mètres d’intestins sur les épaules, des hectolitres de sang de cochon sur les feuilles de cours. Mon respect pour leur morale avait changé. J’avais suffisamment côtoyé leurs débordements d’étudiants frustrés pour ne plus être dupe aujourd’hui de leur éthique autoproclamée. La suprématie du monde médical me faisait doucement rire. Quand les médecins me parlaient, je les mettais à nu. Je les avais vus en slip debout sur des tables ou à poil en train de se courser dans les allées du CHU. Ils le savaient. Cet univers malsain de la médecine n’avait pas voulu faire de moi l’un des siens. J’avais failli appartenir à leur gang, mais j’avais raté le concours d’entrée de première année. Je ne faisais pas partie de ce monde. Entre eux et moi, il y aurait toujours un quart de point sur une copie d’anatomie.

 

J’étais en quarantaine. Et ce à quelques kilomètres seulement de chez mes parents. En pleine banlieue de Nevers. J’étais un prisonnier au milieu d’une cinquantaine de barjots. Avec l’impossibilité de m’évader. Car les flics, sur ordre express du préfet, n’auraient pas mis bien longtemps pour me retrouver et me ramener menotté. C’était une prison sans frontières. La France entière me servait de cachot. J’y étais partout en infraction. L’arbitraire était devenu mon lot quotidien. Dans mon exil en enfer, je n’avais pas même l’autorisation de téléphoner. Et je ne pouvais recevoir qu’un appel par jour. Un de mes professeurs de la faculté de Lettres de Nevers s’en donnait à cœur joie. Ce sadique monopolisait ma ligne pour me donner de ses nouvelles. Alors que j’avais besoin de celles de mes parents. Quand ils appelaient, mon quota était épuisé. Je devais attendre le lendemain. Chaque matin, je me levais avec la trouille que mon ancien prof récidive. Je le conjurais de ne plus m’appeler. Mais il recommençait. Matin et soir.

– Je ne veux pas vous laisser tomber, me disait-il.

Je n’en pouvais plus. De mon frère, je ne reçus pas de visite. Ni de coup de fil. Mais il m’envoya une lettre. Je ne l’ouvris pas. Je ne pouvais me contenter de mots. C’était physiquement que j’avais besoin de Grégory. Je voulais quitter le monde sous ses yeux. Qu’il me voit sur mon lit de mort. Mais pendant que j’étais à me suicider, mon frère s’amusait dans des soirées. Sa nouvelle vie parisienne était plus importante que moi. Son petit monde littéraire avait plus de valeur que mon monde intérieur. Mes démons lui faisaient peur. Notre univers n’était plus le même. Un soir, j’ai craqué. À la lumière de la veilleuse du couloir, je me découpai soigneusement les veines en tranches. Le verre de ma montre étant trop épais, je ne réussis qu’à me blesser superficiellement les avant-bras. Je m’affalai sur mon lit en pleurant. J’étais devenu incapable de me suicider. Même la mort m’ignorait. Demain, j’entendrais à nouveau le téléphone sonner.

Vingt secondes et tout bascule !

Août 2003

 

Après avoir séjourné quatorze jours dans un coma sédatif et cauchemardesque et après avoir réappris à respirer, à manger et à boire, à m’alimenter, à cuisiner, à me laver, à m’habiller, à colorier et à écrire grâce à l’ordinateur, je suis en train d’apprendre à marcher. Même si ma progression ressemble encore à celle d’un ivrogne, je me déplace déjà seule à l’aide d’une tribune sous la patiente surveillance du kinésithérapeute.

De plus, je réapprends à dessiner de belles lettres rondes, j’acquiers ainsi une écriture plus lisible que celle que j’avais auparavant. Chaque jour, je découvre de nouvelles possibilités fonctionnelles tant au niveau de mon visage et de mes yeux qu’au niveau du corps tout entier. Et même si le découragement me guette, je persévère, encore et toujours.

 

À peine sortie de la phase de réveil, j’essaie d’attraper le perroquet au-dessus de mon lit d’hôpital, tel un bébé qui tente d’attraper le jouet qui pendouille au-dessus de lui, devant son nez, dans son berceau.

Je découvre mes doigts, je les regarde, je les bouge péniblement, je joue lentement, je ne sais ce qui m’y pousse, je suis heureuse, je m’émerveille devant chaque nouvelle  « victoire ».

Je pense avoir un peu de temps pour me reposer.

Je n’ai pas encore réalisé que ma vie a basculé.

Je ne sais rien, je ne peux même pas imaginer. J’ai du temps libre. Je veux écrire. Je veux décrire ces cauchemars qui m’assiègent. Entre le « vouloir » et le « pouvoir »…

 

Je ne sais pas à quoi je ressemble. Dans le miroir, je vois une « squaw ». Elle porte un masque blanc sur le visage. Est-ce bien moi ? Un turban blanc me ceint la tête, le dessus de mon front est rasé pour poser les deux drains qui permettent à l’afflux de sang de s’évacuer…

Je m’imagine…

Je revois mes enfants pour la première fois, je suis surexcitée. Mon homme, mes parents et mes sœurs les avaient protégés jusque-là.

maintenant je les imagine…

 

Maman m’a raconté, six ans plus tard, la première entrevue à l’hôpital avec mes filles… Je ne me souviens de rien… L’aînée regardait par la fenêtre sans se retourner, la cadette se réfugiait dans les grands bras de son papa.

 

Toujours d’après ma mère, quelques instants après cette première visite, mon mari est revenu auprès de moi, m’amenant chacune d’elles séparément.

 

Je les imagine…

 

Un autre jour, lors de la deuxième entrevue, ma fille aînée est venue se coucher dans mon giron sur mon lit d’hôpital. Ma seconde fille ne quittait pas les grands bras…

 

Je ne me souviens pas…

 

Je veux attraper ce foutu « perroquet » pour m’asseoir. j’ai de  « l’énergie à revendre ».

Je ne sais pas que, depuis mon accident, j’affiche un horrible rictus qui, en plus, s’accentue lorsque je souris.

 

Quand elles apparaissent, je pense leur offrir mon plus beau sourire. Or, elles ne peuvent voir que l’expression déformée de mon visage.

 

Maintenant je nous imagine…

 

Je suis tellement contente de les revoir ! Mais elles détournent le regard. Je peux les comprendre. « Quelle boutique, la vie ! », comme dit leur père.

 

Je suis très étonnée de leurs réactions apeurées. Elles ne me reconnaissent pas. Je dois les apprivoiser. Je ne comprends pas, moi, leur maman…

 

Oui, je les ai « caressées » dans mon ventre, oui je les ai « bercées » sur mon sein, oui, je les ai allaitées, pendant trois longues années, chacune. Comme vous avez porté vos enfants, j’ai porté les miens. Comme vous, j’ai joué avec eux. Comme vous, j’ai voyagé avec eux. JE NE SAIS PAS encore que mon coma a duré quatorze jours. JE NE SAIS PAS que mes petites ne m’ont pas vue pendant un mois.

 

Une « squaw » donc. Deux nattes noires entourent mon visage, reprenant mes longs cheveux laissés à l’arrière. L’arête de mon nez me semble encore endormie sous le bandage de mon œil gauche. Œil qui ne se ferme plus du tout. Le côté gauche de mon visage est paralysé à 80%.

 

Je découvre petit à petit ce qui s’est passé et chemine de surprise en surprise.

 

 

Six mois après l’accident, au Centre de revalidation, quand je suis envoyée chez l’ophtalmologue, l’horaire est serré.

                                                          

Des infirmières me réveillent vers 6h45. S’ensuit, comme pour vous, un brin de « toilette » ; enlever ma « toilette » de nuit pour enfiler ma « toilette » de jour ; aller aux toilettes… Alors que ces actions seraient faites en un temps record par vous, il me faut environ une heure… pour réaliser ces exploits et rejoindre le réfectoire, qui ouvre ses portes à 8h.

 

De ma chambre, je me déplace à l’aide d’une tribune à roulettes (« rolator ») jusqu’aux ascenseurs. La camionnette-taxi du Centre part à neuf heures. Depuis la porte du centre, je suis transportée en chaise roulante… Et déjà, je n’aime pas cela. Dans la chaise roulante, je perds mon indépendance.

J’ai l’impression de ne plus exister aux yeux des autres, malgré la bonne volonté de mon accompagnatrice, toujours prévenante, douce et expérimentée.

Je suis comme un oisillon sorti de l’œuf. Je me sens vulnérable. D’une vulnérabilité extrême.

Mais cet « engin » me freine.

Me freine vraiment.

Dans mon évolution.

Je m’entraîne moins à marcher…

Mon rythme n’est pas une notion mentale abstraite…

La chaise roulante se révèle très pratique pour les pousseurs valides qui aiment se promener avec moi à leur rythme. Mais peuvent-ils imaginer ce que je ressens ? Non, moi seule le peut.

Je n’aime pas me laisser conduire… Je me sens comme enfermée dans une poussette d’enfant.

Une « poussette-bouclier ».

La poussette est souvent utilisée comme un Caddie de grand magasin. « On » la pousse pour ouvrir le chemin. « On » vous pousse. « On » l’oublie n’importe où. « On » vous oublie. « On » la parque devant un mur. « On » vous parque devant un mur.

J’ai très peur de la dangerosité provoquée par l’utilisation de la chaise roulante, ajoutée à ma propre vulnérabilité… Il n’y a aucun confort pour moi dans une chaise roulante, j’y suis perturbée mon manque d’équilibre, décuplé, causé par les mouvements de la chaise roulante.

Dans une chaise roulante classique, commune, mes bras ne me servent à rien, ils sont plus que maladroits pour faire tourner les roues. Dans une chaise roulante électrique, ma vision « sans profondeur », ajoutée à ma vision « double » m’empêchent de me diriger.

Aussi, ne puis-je profiter vraiment d’une balade en chaise roulante, car je ne vois pas grand-chose. Le paysage défile trop vite devant mes yeux…

Ma vue ne me permet pas de percevoir les choses à la vitesse supersonique d’une chaise roulante. J’en attrape le tournis.

Par ailleurs, je n’aime pas le « contact sur deux niveaux ».

Moi, assise, vous, debout.

Cette situation ne favorise pas les contacts. Sans oublier que je suis exclue de toute conversation. À moins de me contorsionner ou d’attraper un torticolis…

Tourner sans cesse le dos à votre interlocuteur n’a rien d’agréable. Faites le test.

Alors, chacun reste dans son monde… s’y réfugie. Même si s’asseoir dans une chaise roulante semble être une solution de facilité. Je n’ai donc pas envie de consacrer du temps et de l’énergie dans une relation qui me frustre.

Moi…

J’ai envie…

J’ai besoin de parler à mes amis, très simplement ou naturellement. Je recherche les situations quotidiennes dans notre société : être côte à côte, pour se parler.

Être dans une chaise roulante n’est pas un plaisir, n’est pas une détente. Ce n’est qu’un pis-aller. Je ne pourrai pas profiter pleinement du « petit chemin de terre ». Je dois prévoir à la place du pousseur, plein de bonnes intentions, s’il est freiné par un chemin de terre boueux. Ou le « non-écrabouillage » des pieds d’un piéton s’arrêtant devant moi. Voire la fatigue du pousseur qui rend la fin de la balade beaucoup plus ardue.

Lorsque je me sens mal, je peux aussi devenir agressive, même si cela relance la douleur.

Je me suis promis de ne plus accepter de longues visites en chaise roulante.

Le temps passe plus rapidement quand on est occupé. Le temps passe très lentement quand on ne l’est pas. C’est la relativité du temps. En dehors de chez moi, je me sens comme un petit enfant qui a besoin d’une surveillance-présence continue pour être rassuré. 

Actuellement, je ne me sens pas rassurée en chaise roulante, plutôt emprisonnée.

Peut-être « difficile à imaginer » pour vous.

La chaise roulante est à mon sens plus pratique pour la personne qui me pousse, et le confort de cette personne passe inconsciemment avant le mien.

Pour les déplacements lointains, pour toutes ces raisons, la promenade en voiture reste encore la meilleure solution, à condition de rouler lentement quand on veut admirer, à condition d’oser s’arrêter en s’inventant des stationnements de rêve. De plus, le « facteur-fatigue » n’intervient pas, et, grâce à la fermeture des vitres, pas le moindre courant d’air.

Je connais mes « impossibles » actuels. M’en tenir à la marche à pied peut paraître plus audacieux, voire plus téméraire de ma part.

Pour moi, c’est surtout plus conforme à ma réalité.

En marchant. JE CHOISIS de me déplacer à la vitesse adéquate, adaptée à ma vue, à mon ouïe.

Je vois, je perçois, j’entends, je hume, je touche beaucoup mieux ce qui se trouve tout autour de moi lorsque je suis en station debout.

Lorsque je marche, le simple fait de demander un arrêt pour me reposer me rapproche de la personne qui m’accompagne.

J’ai très peur de la passivité et de la dépendance à se laisser conduire.

Tant que j’aurai des jambes, je les utiliserai !

Pour éviter la chute, je dois imposer ce rythme très lent, qui est le mien dorénavant. Chose délicate et ingrate. En marchant, jambe contre jambe, la personne comprend mieux mon rythme, mes arrêts, mes ralentissements, et les ressent dans ses propres jambes.

J’aime ce contact. Je me sens accompagnée. Dès lors, mon rythme n’est plus une notion mentale abstraite.

Mon entourage est bien souvent déconcerté devant les précautions que je prends. En effet, pour satisfaire bon nombre de mes besoins et parer aux maladresses éventuelles des autres, avant de partir en promenade, je dois préparer trente-six éléments différents : bonnet (pour protéger mes oreilles), lunettes de soleil et pommade ophtalmique (pour mes yeux malades), biscuit (pour éviter le malaise dû à une fringale imprévue), etc. Bref, je ressemble au sherpa s’apprêtant à escalader le Mont Blanc.

Mon rythme n’est plus une notion mentale abstraite…

Je me sens comme l’enfant qui se hisse sur ses jambes pour… mieux voir… mieux être…

ÊTRE DEBOUT

La personne qui me conduit s’occupe alors de m’inscrire à la consultation et de me placer près de la porte du cabinet médical.

Là, il y a toujours foule, la salle d’attente est bondée. Je trône dans ma chaise roulante, légèrement surélevée par rapport aux sièges des autres. Commence alors une longue attente, pendant laquelle je suis dévisagée. Je sens des regards furtifs capter mon apparence, une curiosité angoissée à mon égard.

Pour me distraire de l’attente interminable, je regarde avec le flou artistique de mes yeux. Flou ? Néanmoins esthétique. J’imagine d’autres couleurs aux murs, je me plais à deviner la structure de base du bâtiment et m’y balader.

Ainsi, lors de ma sieste, à l’étage, au dénommé B1 du Centre, lorsque je ne dors pas, je m’ennuie et j’aime me promener « mentalement » ou « virtuellement  » dans le bâtiment… J’en mémorise la structure.

C’était ma manière de courir vite dans les corridors, ou d’y flâner.

 

Je me vois toujours comme j’étais auparavant. J’apprends à regarder les objets, leur découpe, l’espace qui les entoure. J’apprends à attendre, car je passe souvent en dernier lieu.

 

Lorsque le rendez-vous est fixé en dehors des heures de repas, je demeure bien calme, posée (c’est le mot qui convient).

 

Je peux regarder la nature à travers une vitre pendant des heures. Je m’envole dans de longues contemplations.

 

Puis vient mon tour. L’ophtalmologue et mon dossier médical m’attendent. C’était le seul endroit où je me promène dans le monde extérieur. J’essaie de m’exprimer, mais le médecin ne prend pas le temps d’essayer de traduire mes paroles. Pourquoi ? Craint-il de perdre du temps ? Préfère-t-il croire que je ne sais pas m’exprimer ? Il m’ausculte et pose les questions à la personne qui m’accompagne.

 

Souffrance.

 

Une autre qualité que j’apprivoise très naturellement est la confiance. Je ne vois presque rien. Pour avancer dans ma rééducation, j’ai compris que la confiance est « la » condition sine qua non. Je fais confiance à la parole de ma kinésithérapeute, de la personne aidante, ou de l’infirmière.

 

Dans chaque œil, j’ai un nystagmus. Les images que mes yeux perçoivent sont en perpétuel mouvement. Je peux donc, sans m’ennuyer, regarder pendant des heures une même chose. L’image clignote toujours assez rapidement surtout quand je suis nerveuse ou stressée. Je ne connais plus la photographie, je ne connais plus l’image immobile ou inerte.            J’ai un cinéma très « perso », permanent, constitué d’images mouvantes. J’ai appris à voir avec la caméra qui bouge sans cesse.

 

Je décode les objets, les personnes, les situations. J’étais récemment à un spectacle où j’entendais ma fille jouer et chanter. J’étais obligée de questionner ma mère par gestes. À gauche ? À droite ? Je ne parvenais pas à localiser ma fille. Lorsque je bougeais la tête très vite, le nystagmus augmentait et les tremblements de la tête aussi. Je perdais l’image. Je ne voyais plus rien.

 

Je me souviens de l’arbre en face de ma chambre au Centre de revalidation. J’ai eu le temps de l’admirer. De percevoir l’influence des saisons. Lors de l’atelier du matin, au Centre, je peignais des arbres. La brillance de l’aquarelle me ravissait.

 

De beaux nuages blancs avançant lentement, majestueux, résument en moi le calme, la paix, le repos. Je vois. Je vais au rythme des nuages.


Le Roman de l'Etrange Inconnu

1

Les portes de l'étrange s'ouvrent devant Rémy

 

 

Jeudi 5 juin 2014, 0 heure 32.

 

La poignée dorée pivota. La porte s'ouvrit en grinçant légèrement. Une ombre enveloppée dans un vêtement long et ample pénétra dans la chambre obscure. C'est alors qu'une forme bougea dans le grand lit, puis émit un soupir.

L'ombre s'en approcha, tendit une main gantée au-dessus du verre d'eau posé sur la table de chevet et y versa une fine poudre blanche. Bizarrement, elle s'appliqua à laisser choir quelques grains à côté du verre. Puis elle recula vers la porte...

– Hubert, soyez aimable de ne pas allumer la lumière, murmura la baronne von Ruften d'une voix ensommeillée.

L'ombre se glissa à reculons hors de la chambre. Dans le verre, le poison au curare achevait de se dissoudre. [...]

 

– Eh, Rémy, qu'est-ce que tu lis ?

Rémy interrompit sa lecture. Les sourcils froncés, il se tourna vers son jeune frère pour lui répondre :

– Fiche-moi la paix, Kevin ! Tu me déconcentres.

– Tu peux bien me dire ce que tu lis ?

– Un bouquin qu’on m’a donné.

– Qui ça ?

– Un type à la bibliothèque. Bon, c’est fini les questions, je peux continuer ? demanda Rémy, agacé.

Il n’avait pas envie d’entrer dans les détails de cette rencontre insolite qui s’était produite alors qu’il cherchait un roman à sensations fortes, un livre capable de lui fiche une trouille bleue. Kevin se tut quelques secondes, puis reprit son interrogatoire :

– Et ça parle de quoi ce bouquin ?

– C’est un roman policier. J'en suis à la première page. Quelqu'un vient de verser du poison dans le verre d'une baronne.

– Ah ouais ? Elle va se tordre par terre en hurlant de douleur !

– Pas sûr, c'est du poison au curare ; ça te paralyse complètement et tu meurs en dix secondes.

– Tu rigoles ! T'agonises au moins deux heures, tu baves comme une vache enragée et...

– Ça suffit, Kevin ! Fiche-moi la paix et dors !

Rémy se replongea dans sa lecture en pensant : « En tout cas, j'aimerais pas être à la place de la baronne. »

 

[...] Dans le verre, le poison au curare achevait de se dissoudre.

À peine sortie, l'ombre se figea comme alertée par un bruit suspect. Pourtant, le silence était parfait. Un brusque sentiment d'être observé avait saisi l'empoisonneur. Observé ? Par qui ? Le baron, ivre mort, cuvait son cognac au salon et aurait été bien incapable, dans son état, de gravir le grand escalier pour rejoindre son épouse... Cependant, un témoin venait d'assister à la scène. L'empoisonneur le sentait et il en éprouva un profond malaise.

« Se pourrait-il que ce soit... Dieu ? » se demanda-t-il.

Il sourit aussitôt de l'absurdité de cette pensée. Dieu n'était pour lui qu'une risible superstition. Il haussa les épaules et s'éloigna.

Au même instant, la baronne se redressa sur un coude. Malgré l'obscurité, elle saisit son verre d'eau sans tâtonner, en but quelques gorgées... Dans la minute suivante, elle fut prise d'une atroce sensation d'oppression. Elle alluma sa lampe de chevet, s'assit sur son lit, une main sur le cœur. C'est alors qu'elle vit la silhouette dressée devant la cheminée de marbre. Ses yeux s'agrandirent de stupéfaction :

– Mais... Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans...

Les mots se figèrent dans sa gorge. Elle resta immobile quelques secondes, souffle coupé, puis bascula sur le côté. [...]

           

– C'est qui l'assassin ? demanda Kevin en refermant son illustré.

– Comment veux-tu que je le sache ? Je viens juste de commencer. répondit son frère aîné avec irritation.

– Quelquefois on le sait dès le début.

– Eh bien, pas cette fois !

– Moi, quand j'sais pas au début du bouquin qui c'est l'assassin, je vais voir à la fin.

– Pfff ! Ça tue complètement le suspense.

– Pas forcément. Parce qu'il reste à savoir comment la police va faire pour le démasquer.

Rémy réfléchit. Il était tenté de traiter son frère d'idiot, mais il admit en son for intérieur qu'il lui arrivait aussi, parfois, d'aller voir à la fin.

– C'est ça que j'aime bien avec les livres, reprit Kevin. On a toute l'histoire entre les mains. On peut se balader dedans comme si on était dans une machine à voyager dans le temps. Tu te rends compte si notre vie était écrite dans un bouquin, un bouquin qu'on pourrait consulter quand on voudrait ? Je pourrais aller voir comment va se terminer le tournoi de foot, quelle moyenne je vais avoir en français, et puis... quand est-ce que je vais mourir.

Rémy entendit son frère formuler sa propre pensée. Souvent il s'était demandé si son destin n'était pas déjà inscrit quelque part. Cette question était même devenue ces derniers temps l'une de ses grandes préoccupations de jeune adolescent... en plus des filles. Son professeur de géographie, avec lequel il entretenait des relations plutôt tendues, y était sans doute pour quelque chose. Cet homme impatient et brusque accompagnait souvent ses remontrances d'un « C'est écrit, Bastiani, vous n'y pouvez rien. Vous êtes un nul et vous le resterez ! » Hier encore il lui avait lancé sa sentence favorite : « C'est écrit, vous ne ferez jamais rien ! »

Rompant son mutisme, il remarqua :

– C'est drôle que tu parles de ça ; j'ai pensé aux mêmes trucs que toi cette semaine. Peut-être que tout est déjà écrit.

– Et qu'est-ce que tu crois ?

– J'sais pas... C'est possible.

– Moi je crois que c'est vrai, approuva Kevin en prenant un air savant. Par exemple, toi : t'es né idiot, tu le resteras toute ta vie...

– Et toi, patate, c'est écrit que je vais te balancer mon polochon dans la tronche. Tu voudrais l'empêcher que tu pourrais pas. C'est ton futur, mon vieux, t'y peux rien...

Joignant le geste à la parole, Rémy lança une première attaque au traversin. Kevin encaissa le coup en se protégeant de ses bras. Il s'empara du sien pour une contre-attaque fulgurante. La bataille fit rage quelques minutes, puis les belligérants, à bout de souffle, décidèrent un armistice.

Rémy se replongea dans la lecture de son roman. Ne parvenant pas à se concentrer, l'envie le prit de connaître la fin de l'histoire. Il se rendit directement au dernier chapitre.

 

[...] Rémy s'effondra en larmes sur le lit de sa prison. Le tueur secoua tristement la tête et murmura :

– Quelle misère ! Gâcher sa vie de cette façon... 

– Qu'est-ce que vous allez me faire ? s'écria Rémy la voix étranglée de sanglots.

L'homme regarda longuement son poignard, faisant jouer la lumière de l'ampoule sur la lame.

– Tu vois ce qui arrive quand on se mêle des affaires des autres, on ramasse des ennuis. Et quand on se mêle des miennes... on meurt.

Le jeune otage ferma les yeux. Il en était convaincu maintenant, son ravisseur était revenu pour le tuer. Mourir à treize ans, c'est trop con ! Un infernal ballet d'images envahit sa tête. [...]

 

– C'est marrant, il y a un mec qui s'appelle comme moi dans l'histoire, remarqua Rémy.

Silence. Il regarde son frère. Kevin, la tête inclinée sur le côté, son illustré ouvert sur le ventre, était déjà parti au pays des rêves. Rémy reprit sa lecture...

 

[...] Il y eut des souvenirs de vacances, d'école... le visage de Juliette dont il était amoureux. Ensuite défila, pareil à un film, l'épisode de sa rencontre avec L'Étrange Inconnu, à la bibliothèque municipale. Il se revit déambulant entre les rayonnages, à la recherche d'un livre à sensation forte, quelque chose de costaud, qui fasse vraiment peur. Puis il revécut avec intensité ce moment où l'homme se présenta à lui... Qu'aurait-il fait s'il avait su que les portes de l'étrange venaient de s'ouvrir devant lui ? [...]

 

Rémy referma brutalement son livre. Il était blême. Une vague de frissons lui parcourut le corps.

– Ça veut dire quoi ce truc ? C'est dingue !

Il était lui-même amoureux d'une camarade d'école qui se prénommait Juliette. Comme le héros, il avait rencontré un Étrange Inconnu à la bibliothèque municipale, dans des circonstances incroyablement similaires. C’était hier mercredi dans l'après-midi, à la bibliothèque municipale. Un individu des plus singuliers l’avait abordé...

La porte de la chambre s’ouvrit. Le visage de madame Bastiani apparut.

– Extinction des feux…


Les cigognes ne se trompent jamais d'adresse

Le baron de Varel avait vu beaucoup de phénomènes dans sa vie, mais une jeune femme aussi avenante interprétant de mémoire (du moins, c’est ce qu’il croyait) un morceau de son cher Wolfgang Amadeus, jamais ! Il se sentit un moment dépassé. Certes, elle était loin d’égaler Maria Joao Pires ou Martha Argerich, il releva même quelques fausses notes, mais elle respectait l’esprit de cette musique qui n’avait cessé de le séduire depuis le jour où, alors qu’il devait avoir dans les 10 ans, ses parents lui avaient offert sa première cassette enregistrée pour le divertir d’un séjour forcé à l’hôpital.

Elle termina sa performance sous les yeux ébahis des serveurs qui se demandaient s’ils devaient la rappeler à l’ordre. Mais son numéro n’avait duré que trois à quatre minutes, pas de quoi monter au créneau.

Elle reprit sa place à table, le sourire modeste. Alexandre la félicita et ils trinquèrent de nouveau.

 

Quand on apporta le faisan à la brabançonne, ils avaient déjà bu deux verres du Saint-Emilion grand cru. C’était la dose quotidienne du baron, mais il ne pouvait pas en rester là. Il lui faudrait boire au moins un troisième verre pour ne pas déchoir dans l’estime de son invitée. Peut-être même un quatrième…

-          Vous aimez les chicons ? demanda-t-il.

-          Les quoi ?

-          Les chicons. Oui, je sais, les Français parlent « d’endives », mais ici, ce sont des chicons ou des witloof en néerlandais.

-          Ah ! ce légume ? fit-elle en indiquant son assiette. C’est délicieux, Alexandre.

-          C’est une culture typique du Brabant flamand. Chez nous, en Brabant wallon, nous ne le produisons pas. Savez-vous que les enfants le détestent ?

-          Et je suppose que, devenus adultes, ils en raffolent ?

-          Exactement. Et le faisan, comment le trouvez-vous ?

-          Très tendre. Mais… si vous voulez mon avis…

-          Je le veux, assurément.

-          C’est un faisan d’élevage. Pas le moindre petit plomb dans sa chair et je serais fort surprise d’apprendre qu’il y en ait chez vous.

-          Bravo, Martina ! Vous êtes très futée, je me demande s’il y a moyen de vous apprendre quelque chose.

-          Mon père est un invétéré disciple de Nemrod et je l’ai accompagné souvent à la chasse. Mais j’en ai fini avec ce sport. Mon dada, maintenant, ce sont les chevaux et le polo.

Il ne releva pas ce dernier détail alors qu’il aurait dû s’en étonner, car le polo n’est guère pratiqué sous nos latitudes et encore moins par les jeunes filles. Il avait trop envie de parler de sa passion, la chasse.

-          Vous tirez quoi, dans vos montagnes ? Le bouquetin ?

-          Certainement pas ! Le bouquetin des Alpes est protégé. Comme gros gibier, nous chassons le chamois, le cerf rouge, le chevreuil et le sanglier. Un peu comme chez vous, à part le chamois.

-          Et à part que, chez nous, les cerfs ne sont pas rouges…

 

Il se mit à rire et Martina fit de même, non sans rectifier tout de go, jouant avec ses cheveux :

-          Nos cerfs ne sont pas rouges non plus. Ils ont la même robe que les vôtres.

-          C’est donc que vous êtes daltoniens !

-          Sans doute. Ah ! vous êtes drôle, Alexandre.

-          Et puis, si vous me le permettez, les trophées des cerfs des Ardennes sont beaucoup plus beaux que les suisses. Il n’est pas rare de tirer une médaille d’or en Belgique !

-          Ce serait bien la première fois qu’un Belge ramènerait une médaille d’or de quelque part, répliqua-t-elle gentiment.

Elle fut prise d’un fou rire qui, soudainement, lui réchauffa le cœur. Le troisième verre d’Alexandre était presque vide. Le serveur s’approcha et le remplit, sans se soucier de la journaliste qui, depuis un moment, ne buvait plus.

-          Vous avez aussi des coqs de bruyère, mondialement connus ! 

-          Oui, le fameux tétras lyre. Très difficile à observer, et de plus, il vit à 2000 mètres d’altitude. Je ne suis pas prêt d’en tirer, vous savez, j’aurais l’impression d’agresser la nature. Pas plus que je n’irais chasser l’ours en Slovaquie ou dans les Carpates, comme le fait régulièrement mon père. Non, la chasse, ce n’est plus mon truc. Les chevaux, oui, et… la  cuisine !

-          Vous menez toutes ces activités de front ?

-          Je m’organise, Alex, comme vous.

-          Alex ? Personne ne m’a encore appelé Alex. Mais, va pour Alex !

Ce diminutif faisait plus jeune et ce soir, le patron de Cébévé regrettait ses vingt ans perdus.

-          Tenez, puisque vous êtes gourmand – oui, ne le niez pas, c’est une chose connue – je vais vous donner une recette de notre chef Benoît Violier : la grive musicienne refroidie ! Vous mettez quatre grives au sel, vous les cuisez dans de la graisse d’oie, vous glacez les filets avec une gelée au pineau des Charentes, vous déposez quelques châtaignes cuites au bouillon sur les grives confites, vous recouvrez de fines bandes de courgette… Un régal ! Demandez à votre cuisinier de vous la préparer.

-          La graisse d’oie… Vous voulez me faire grossir ?

Indifférente à la remarque, Martina beurra un morceau de son petit pain et l’avala. Mais une miette trouva refuge dans son décolleté. Elle lécha son majeur et la récupéra, augmentant encore l’émoi du financier.

Ils terminèrent leur faisan et Alexandre but son quatrième verre. Martina l’observait se détendre. Lui-même se demandait pourquoi il éprouvait tant de plaisir à se libérer en compagnie d’une jeune femme qu’il avait rencontrée la veille et dont il ne savait toujours pas grand-chose, sinon qu’elle était habile et douée. Il se rendit compte, par un mouvement de son buste, qu’elle avait une poitrine avenante qui valorisait l’ensemble de son corps. Il pensa à Patricia qui allait fêter son cinquante-cinquième anniversaire. Si elle avait conservé son allure et sa prestance, sa fraîcheur avait peu à peu disparu. La présence et la proximité de Martina créaient tout à coup un manque. Ne s’était-il pas privé de certaines joies au cours de ces années de travail et de conquêtes économiques ?

Un serveur leur proposa un café.

-          Volontiers. Et un thé citron pour monsieur. Je propose qu’on le prenne au bar.

-          Au bar ?

-          Oui, on y sera mieux, vous ne pensez pas ? Voyons Alex, détendez-vous.

Au bar, ils trouvèrent un canapé de cuir et elle s’y lova dans la pénombre, les jambes repliées sous elle, laissant apparaître les semelles de cuir rouge de ses escarpins Louboutin qu’elle fit ensuite tomber sans bruit sur le tapis.

L’expresso et le thé furent trop vite consommés. Alexandre se sentait bien. Il n’avait pas envie qu’elle s’en aille. Mais comment la garder près de lui une ou deux heures de plus ?

-          Je suppose que vous aimez le champagne, dit-il.

-          J’adore le champagne, mais je suis très difficile.

-          Si c’est le cas, vous n’allez pas être déçue. Montons dans ma suite, je vais commander un Dom Pérignon de derrière les fagots et nous le dégusterons en toute tranquillité.

-          Quelle bonne idée, Alex !

 Ils se levèrent, traversèrent la salle et gagnèrent les ascenseurs.


J'ai tutoyé des assassins

La vingt-troisième heure
 

En sortant de l'infirmerie où j'avais poireauté une heure pour faire contrôler ma tension, je croise Arsène, le vieux maton chtimi proche de la retraite.
- Salut Grall, ça va la santé ?
- Ça va bien Arsène, merci. Mon hypertension diminue et mes malaises s'estompent.
- Tant mieux. Je viens de te mettre un gars dans la cellule ; on l'avait fourré par erreur chez les pointeurs, il fallait qu'on le change. Le bricard a pensé à toi puisque tu es seul depuis une semaine.
- Trop aimable. C'est quel genre de gus ?
- Un commerçant de quarante ans qui a tué sa bonne femme. Tu devrais bien t'entendre avec lui, ça n'a pas l'air d'un emmerdeur.
- Décidément, dis-je en faisant mine d'être offusqué, vous le faites exprès. J'suis abonné aux assassins ou quoi ? C'est le troisième en quatre mois ! Vous me gâtez !
- Ben oui, vu ton âge, on va pas te mettre avec des jeunes beurs, des toxicos ou des clochards. Tu sais bien qu'on cherche la paix des ménages en faisant cohabiter des gens qui risquent de se supporter sans trop de problèmes. Allez, retourne en cellule et tiens-moi au courant. Si ça se passe mal, on te le changera. Je viendrai tailler une bavette ce week-end, je suis de service.
- Salut Arsène, à la prochaine.

J'ai de bons rapports avec Arsène. C'est un vieux de la vieille qui, suite à un licenciement économique, a embrassé la carrière sur le tard sans autre vocation que d'assurer le casse-croûte. Parmi plusieurs possibilités de reconversion, l'ANPE proposait un accès facilité à La Pénitentiaire ; échaudé par un an de chômage, il a privilégié la sécurité de l'emploi et mène une carrière de surveillant de base avec pour seule ambition d'arriver vivant et entier à la retraite. Il picole un peu pour tenir le coup dans ce métier ingrat et se montre plutôt coulant et serviable avec les détenus qui lui foutent la paix. Pendant les temps morts du service, il ouvre parfois ma cellule pour venir bavarder. La porte grande ouverte, debout dans le chambranle et un œil dans la coursive, il guette qu'un gradé ne lui tombe pas sur le râble ; la conversation roule sur les potins de la prison, mes espoirs de sortie, ses projets de jardin et de basse-cour au jour de sa retraite dans son "ch'nord" natal. En dehors de la douche réglementaire du mardi et du vendredi, il m'y envoie en douce les autres jours quand il est du matin. Privilège inestimable. Nous parlons souvent littérature, il adore Balzac, Hugo, Zola et Simenon ; pour sa culture d'entreprise, je lui découpe tous les articles traitant de la Justice et de La Pénitentiaire dans les hebdos que je cantine. Des rapports très humains, en somme, par-delà la barrière du statut qui nous sépare et que chacun respecte.

Arrivé devant la 64, et en attendant que le surveillant d'étage vienne m'ouvrir, je mate le nouvel arrivant au travers de l'œilleton. La quarantaine joufflue, il a l'air d'un bon gros inoffensif. Apparence trompeuse. Encore un assassin qui ressemble à monsieur tout le monde. Son paquetage est au pied du lit, il attend visiblement que j'arrive pour s'installer.

La prise de contact avec Stéphane, le nouvel arrivant, est tout de suite chaleureuse. Après une garde à vue mouvementée et huit jours dans un dortoir avec quatre pointeurs, la cellule 64 lui semble un havre de paix. Le besoin d'évacuer la pression au sortir d'une histoire stressante a vite déclenché les confidences du nouveau vers l'ancien. Enfin pouvoir parler à quelqu'un qui rame sur la même galère et ne jugera pas.

Son histoire débute dans le banal d'une vie ordinaire. Marié avec Sophie, une petite bourgeoise de deux ans sa cadette, sans enfant, il menait une existence peinarde de gros commerçant prospère. Propriétaire de deux magasins en société anonyme avec sa sœur, il régnait sur les achats et la maison mère en France pendant qu'elle gérait la succursale de Belgique et s'occupait de la paperasse. Les affaires marchaient bien, il caressait l'espoir raisonnable d'amasser un bon magot pour couler une retraite heureuse sous les cocotiers quand il serait encore temps d'en profiter.
Et puis un jour, au bout de dix ans d'apparent bonheur matrimonial, sans crier gare, sa femme prend un amant et largue les amarres en vidant le compte en banque commun. Surpris mais résigné, il continue à s'investir dans son travail et entame une procédure de divorce. Rien que du classique, pas de quoi faire les gros titres de la presse people. Quelques mois plus tard, Sophie se pointe un soir chez lui sans prévenir, sous le prétexte de récupérer des photos. Avec une mauvaise foi mesquine, elle lui réclame de l'argent d'un ton arrogant, le traite de minus, de bon à rien et lui annonce que son avocat déclenche un recours en justice pour récupérer des actions de la société : "Elle a droit à sa part du gâteau, bien maigre consolation pour sa jeunesse perdue en compagnie d'un être aussi falot."
Sans un mot, Stéphane lui saute dessus, la prend à la gorge et serre. Quand il relâche sa prise, elle est morte.

- Je voulais qu'elle se taise, confie Stéphane, et, autant que je me souvienne, je l'injuriais et la traitais de salope. Je ne sais pas ce qui m'a pris, ce comportement violent n'est pas dans ma nature... Tout ce que je peux te dire, c'est que je me suis retrouvé tout con avec son cadavre à mes pieds en me demandant ce qu'il m'arrivait. J'ai dû serrer brutalement au point de lui enfoncer le larynx. Je la tenais à bout de bras plaquée contre le mur, elle ne se débattait pas. Elle est morte rapidement. Je n'ai pas d'autre explication.
- Curieuse réaction quand même. T'as pourtant rien du pitbull qui saute à la gorge et ne lâche plus ! Bon, de toute façon, le résultat est là. Te voilà avec un meurtre sur les bras. T'as réagi comment ?

Émergeant de son hébétude, le décideur prompt en affaires a repris les commandes, pesant le pour et le contre devant un whisky bien tassé : "J'appelle les flics ou je la balance à la rivière ?... Si je préviens la police ma vie est foutue. Exclu !... Mais j'arriverai pas à la traîner tout seul à la rivière... Elle pouvait pas rester chez elle cette conne, Nom de Dieu ! Pourquoi m'a-t-elle provoqué ?... Et maintenant que je suis dans la merde, j'en fais quoi du cadavre ?"

Après avoir évoqué d'improbables méthodes de gangsters, acide, tronçonneuse, coulage dans du béton, il résolut de l'enterrer au fond du jardin. C'était la solution la plus pratique et son seul espoir de s'en tirer compte tenu de la disposition de la propriété, isolée du voisinage, et du poids de la victime plutôt grassouillette.

Il a creusé toute la nuit une fosse très profonde au milieu du potager, transporté le corps avec une brouette, rebouché le tout et, suprême astuce, bêché un grand carré tout autour, de quoi faire plusieurs planches de légumes. Un travail de titan. Au petit jour, redevenu présentable dans son costume d'homme d'affaires, il s'est débarrassé de la voiture de sa femme sur un parking près d'une banlieue chaude, laissant les clefs sur le contact, des fois qu'une racaille du coin profite de l'aubaine. Il s'est ensuite requinqué de plusieurs cafés croissants dans un bistrot et direction son magasin pour le lever de rideau quotidien.

Personne n'a remarqué de bouleversements dans sa routine les jours suivants. Pour se détendre, le soir, peut-être jardinait-il un peû plus que de coutume. Mais le printemps approchait, rien d'anormal pour un jardinier amateur de sarcler ses planches et ses semis, de planter des salades, des fleurs et des légumes. Au bout d'une semaine de remise en ordre dans la maison et de jardinage intensif, fin prêt, il alerta la police sur la disparition de sa femme.
- Ils t'ont reçu comment, les poulets ?
- Je tombais bien, enchaîne Stéphane. Ils allaient me convoquer parce que son amant, au retour d'un voyage d'affaires, avait déjà signalé sa disparition. Ils s'étonnaient que je ne sois pas venu plus tôt. Ce à quoi j'ai répondu que, la séparation de corps étant prononcée, je n'étais pas pendu à ses basques mais que je m'inquiétais de ne pas l'avoir vue depuis au moins quinze jours.

La police s'est mise à chercher partout sans résultat. Aucune trace de la disparue. Puis sa voiture a été retrouvée saccagée à deux-cents kilomètres de là ; des jeunes avaient fait le plein à l'arrache dans diverses stations-service, égarant les enquêteurs sur autant de fausses pistes. L'amant de Sophie s'est retrouvé dans le collimateur. Par chance ses déplacements professionnels le mettaient hors de cause ; elle n'était avec lui ni dans les hôtels ni dans les restaurants ; bref, il fut vite blanchi.

"Dans une affaire foireuse, cherchez la femme, le mari, ou l'amant". Vieil adage policier. Quatre-vingts pour cent des disparitions suspectes sont imputables à un proche. L'enquête s'est donc orientée logiquement sur Stéphane. Mais soupçonner ne suffit pas, encore faut-il disposer de quelques éléments de preuve pour inquiéter un suspect.

C'est là qu'interviennent le pif et le flair du flic. Deux qualités subjectives, non quantifiables, génératrices de belles enquêtes réussies. Dans cette affaire, les flics n'en démordent pas, leur instinct ne les trompe jamais ; Stéphane est coupable de la disparition de sa femme.
On épluche sa vie, ses relations, on fouine, on écoute ses téléphones, on collecte les ragots. Rien de probant. On le convoque, on l'interroge. Ses réponses sont cohérentes, rien n'a changé dans son mode de vie. Les semaines passent. Le Juge d'Instruction finit par délivrer un mandat de perquisition, à contrecœur, sous la pression des enquêteurs.
On fouille la maison de la cave au grenier. Sans succès. Clou de l'opération à grand spectacle, un chien renifleur de cadavre est amené sur les lieux ; il inspecte les pièces truffe au plancher, parcourt en tous sens le jardin sans rien détecter. Mortifiés, les flics repartent bredouilles. J'interromps son récit :
- Là, écoute, ça paraît gros ! Tu ne vas quand même pas me soutenir que le chien spécialisé dans la recherche des macchabées n'a rien senti sous tes salades ?
- Je te jure, réagit Stéphane, que je te dis la vérité. Je bandais que d'une quand j'ai vu arriver le clebs et j'ai cru que j'étais foutu. Mais je n'ai rien laissé paraître, ni crainte ni soulagement, quand leur Rantanplan a traversé mes planches de légumes sans marquer l'arrêt.
- Et tu l'expliques comment ce fiasco cynophile ?
- J'en sais rien. Peut-être que le clébard était enrhumé, rigole Stéphane. Une seule explication me semble logique, mon trou faisait plus de trois mètres - j'en ai chié toute la nuit - la profondeur a dû jouer. Ensuite j'avais répandu de l'engrais en veux-tu en voilà, les émanations chimiques ont pu contrarier son odorat. Toujours est-il qu'il n'a rien reniflé et que les flics sont repartis la queue entre les jambes. Pas de cadavre, pas de crime. Et pas de coupable.

Après cet échec mortifiant, les enquêteurs l'ont laissé en paix trois longues semaines, le temps d'analyser encore une fois le maigre dossier et de faire le tour des nouvelles hypothèses. Elles menaient toutes à des impasses. Le cercle vicieux de leurs réflexions se refermait toujours sur Stéphane. Renforcés dans leurs convictions, et à force de bassiner le Juge, réticent à tarabuster un innocent sans preuves suffisantes, ils ont obtenu de le mettre en garde à vue pour vingt-quatre heures, avec le vague espoir de lui soutirer des aveux. "La reine des preuves", dixit les poulets !
"Dernière tentative, a précisé l'autorité. Si ça ne donne rien, vous le remettez en liberté au bout de vingt-quatre heures. Je n'autoriserai pas de prolongation."
Ils sont venus l'arrêter le lendemain matin au magasin pour le conduire dans les geôles du commissariat, avec la ferme intention de lui tirer les vers du nez.
La garde à vue dresse une embuscade au suspect dans un lieu clos où la puissance invitante a l'avantage du terrain. Le combat psychologique se déroule en plusieurs rounds, un jeu du chat et de la souris qui s'apparente au poker menteur. Les cartes sont biseautées, les protagonistes trichent, les flics les premiers qui n'hésitent pas à sortir la boîte à gifles avec ceux qui tiennent tête.

Trois policiers chevronnés, un gros porc roulant des yeux méchants, un maigre à face de fouine et un rouquin qui sentait des aisselles, constituaient l'équipe de choc chargée d'interroger Stéphane. Après une heure de préliminaires feutrés, ils ont commencé à lui mettre la pression :
"Écoute bien mon gaillard, menace le gros en le fixant de ses yeux noirs, on est sûrs que c'est toi qui as fait disparaître ta femme. On ne sait ni où ni comment, ni pourquoi, mais on compte sur toi pour nous l'apprendre. Et on va pas te lâcher tant que t'auras pas dit la vérité.
- Je n'ai pas tué Sophie, se défend Stéphane, et j'ignore où elle se trouve. Ma femme est partie, bon vent ! Elle fait ce qu'elle veut, je n'en ai plus rien à foutre. Je suis un honnête commerçant. Est-ce que j'ai l'air d'un assassin ?
- Oh, tu sais, plastronne face de fouine, dans la police on a l'habitude de ne pas se fier aux apparences. Des types qui n'ont pas la tête de l'emploi on en voit tous les jours. Sur la chaise où t'es assis, ils sont tous innocents au début de la garde à vue. À la fin, les trois quarts vont au trou. Alors crois pas que tu vas nous baiser avec ta gueule de père tranquille, ça nous impressionne pas du tout !
- Explique-nous voir un peu dans les détails, ça se passait comment la vie quotidienne avec ton épouse avant qu'elle se casse ?, enchaîne le rouquin. Des voisins nous ont raconté que tu la battais. Qu'est-ce que tu dis de ça ?
- De la calomnie pure et simple. Vous n'avez pas dû recueillir beaucoup de ragots de ce genre dans le voisinage. C'est à coup sûr la vieille bique d'à côté, elle ne peut pas me blairer depuis que j'ai savaté le cul de son chien-chien qui avait cagué devant mon portail.
- Nos tuyaux viennent de plusieurs personnes dignes de foi, renseigne le rouquin. Alors, tu la battais oui ou non ?
- Non. Jamais. C'est quoi ce délire ? Tout le temps de notre vie commune, plus de dix ans, j'ai fait le maximum pour la choyer. Elle aménageait la maison avec goût, choisissant les bibelots et les meubles de style chez les meilleurs antiquaires. Elle ne travaillait pas, une femme de ménage l'aidait à entretenir son intérieur. Elle passait son temps à rencontrer ses amies, courir les boutiques et remplir ses armoires de fringues de luxe. Avec tout le fric que je lui donnais, je la croyais heureuse. À part des gosses, je ne vois pas bien ce qu'il lui manquait.
- Peut-être que t'es impuissant et que tu la baisais pas assez, insinue le gros, elle est partie voir ailleurs.
- Merci pour cette remarque délicate, ironise Stéphane. Si ce chapitre de notre vie sexuelle vous intéresse, le mieux serait de lui demander combien de fois je la sautais et dans quelles positions.
- MAIS POUR ÇA FAUDRAIT QU'ON LA RETROUVE !, explose le rouquin. Ça ne peut être que toi qui as fait le coup. Personne n'a revu ta bonne femme depuis plusieurs mois. Elle n'a pas téléphoné sur son portable qui ne répond pas. Elle n'a pas signé de chèques, pas de retraits, pas d'achats en carte bleue, rien. Nada ! Pourtant, avant, elle la faisait fumer sa visa ! Et t'es là à nous débiter un conte de fées sur l'épouse que tu adorais, que tu gâtais ! Qui vivait heureuse dans son château... Elle s'est quand même pas évaporée d'un coup de baguette magique, ta bourgeoise ! T'as bien dû l'aider un peu à se volatiliser ? On les gobe pas tes salades d'innocent. À t'entendre nous emboucaner on se croirait dans Blanche-Neige ! Et nous, on est les sept nains ?
- J'y avais pas pensé mais ça m'en a tout l'air, s'énerve Stéphane, toi tu ressembles à Grincheux !"

- Je n'ai pas pu m'empêcher de m'insurger en le tutoyant, poursuit Stéphane, mal m'en a pris, j'ai ramassé une dérouillée. Des baffes et des coups de poing dans le ventre. Mais je tenais tête : des gens disparaissent sans laisser de traces et font les choux gras des journaux tous les ans. Un divorce à l'amiable était en cours, pourquoi je l'aurais tuée ?

"Voyez-vous ça, le gros malin, s'esclaffe le rouquin : pour pas payer la pension alimentaire, tiens pardi ! Des radins de ton espèce qui tuent leur femme pour pas débourser, y en a plein les faits divers. Et d'abord, d'après l'enquête, elle avait un nouveau mec. Y a rien qui colle dans cette histoire, elle n'avait pas de raison de disparaître.
- Qu'est-ce que vous en savez ? C'est une sournoise, elle m'a bien fait cocu et piqué mon fric en douceur, j'ai rien vu venir. Elle est bien capable de foutre le camp rien que pour faire chier tout le monde. Et moi le premier.
- Ben alors t'avais un autre mobile pour la tuer, tu voulais peut-être refaire ta vie ?, insinue le méchant.
- Oh, pas de danger, c'est pas demain la veille. Je mène une vie de moine depuis la séparation, pas de liaison, pas de maîtresse, je m'en passe à merveille pour l'instant. Les emmerdes avec une bonne femme, j'en ai soupé.
- Et tu vas t'en passer encore un sacré moment, jubile face de fouine. Quand tu sortiras de nos pattes, direction la ratière. Et là-bas, à part quelques grosses matonnes moustachues, t'auras pas grand-chose à te mettre sur le gland. Sauf si t'es pédé !"
Rires gras de l'assemblée.

L'interrogatoire durait déjà depuis des heures, poursuit Stéphane, je perdais la notion du temps. Ils ont fait circuler un carton et décapsulé de la bière en boîte. Je crevais de soif. À jeun depuis le matin. Chaque fois que je demandais un verre d'eau, face de fouine me répondait : "T'auras à boire quand tu parleras. Pour l'instant t'as pas soif, t'as pas usé assez de salive". L'interrogatoire a repris de plus belle, dans le style manière forte à l'ancienne. Le gros flic ponctuait ses questions sur mon crâne à grands coups de bottin du Nord. Et je te garantis qu'il est lourd le bottin du Nord :
"Tu vas nous la donner l'adresse où t'as planqué le cadavre, salopard ?" PAN ! "À moins que tu préfères le minitel pour les recherches ?" PAN ! "Tu vas finir par le cracher le morceau, espèce d'enfoiré ?" PAN ! "Je vais te les astiquer, moi, les côtelettes si tu parles pas".
Et lâchant l'annuaire, il me foutait des coups de genoux dans les côtes. Il s'arrêtait à intervalles réguliers et me gueilait dans les oreilles : "Alors il est caché où ce cadavre ? Fumier d'assassin !"
Devant mon mutisme, face de fouine prenait le relais et me décochait en silence de grands coups de poings dans le ventre.

À cet instant du récit, j'interviens pour lui expliquer comment des malfrats plus chevronnés auraient réagi à ce genre d'interrogatoire :
- T'aurais dû sauter sur la fouine, le sécher d'un coup de pied dans les couilles, puis te précipiter sur un mur ou un coin de table pour te blesser à la tête. Et là, couvert de sang, tu ameutais la terre entière en poussant des hurlements de porc qu'on égorge. Pour le coup, tu transformais l'interrogatoire en bavure policière. Le toubib et l'avocat de garde à vue constataient les dégâts, les flics se retrouvaient dans la merde avec les boeuf-carottes aux fesses et t'étais sauvé.
- Je n'y ai même pas pensé. C'est la première fois que je me frotte aux flics et je ne m'attendais pas à ce traitement musclé. Je croyais que des brutalités pareilles c'était que dans les films. J'ai bien lancé quelques vannes pour faire l'homme, mais, dans le fond, j'ai pas su les balader jusqu'au bout. Je retiens la leçon pour la prochaine fois, ironise Stéphane.
- Oh, ça m'étonnerait que tu récidives ! À part quelques épigones de Landru, rares sont ceux qui tuent leur femme plusieurs fois. Si t'étais tombé sur des gendarmes, ça se serait peut-être passé autrement. Remarque, ils ne sont pas non plus à l'abri des bavures. Il y a quelques années, ils ont tellement tabassé un marginal que le pauvre a signé tout ce qu'on a voulu et endossé un crime de pervers. Il s'est tapé quatre ans de préventive avant d'être innocenté !

- Plus l'heure avançait plus je me sentais faiblir. Ils ne me laissaient ni boire, ni manger, ni dormir, se révolte Stéphane. Mais ces tortionnaires m'ont forcé à signer des papiers indiquant les heures de repas et les temps de repos. "Si tu signes pas, tu vas reprendre un abonnement aux pages jaunes", prophétisait le rouquin. Et les questions s'enchaînaient :
"T'es quand même mariolle, insistait le gros, tu l'as bien planquée pour qu'on la retrouve pas. Mais on sait que c'est toi, c'est pas possible autrement? Y a personne d'autre que toi qui avait intérêt à la faire disparaître.
- Faux, s'indigne Stéphane. Je n'ai absolument aucun intérêt à sa disparition et vous le savez. Notre contrat de mariage est sous le régime de la séparation de biens. La maison m'appartient, ma sœur et moi sommes pour moitié dans la société et les deux magasins. Ma femme n'a pas de patrimoine, si elle meurt, je n'hérite de rien.
- Et la pension alimentaire ? C'est un joli mobile de ne pas vouloir allonger les biffetons, ça fait une belle économie, ricane face de fouine.
- Pour la pension alimentaire, ça n'ira pas chercher bien loin, nous n'avons pas de gosse et je gagne largement ma vie. J'ai les moyens de payer. Vos élucubrations ne tiennent pas debout. Vous n'avez pas le droit de m'accuser sur de vagues soupçons puisque vous n'avez aucune preuve. De toute façon, vous êtes une bande de brutes et vous n'avez pas le droit de me frapper.
- Mais si, mais si, détrompe-toi, se fâche le gros ; nous avons tous les droits. Les baffes font partie de l'arsenal de l'interrogatoire. Quand je me persuade de quelque chose, je m'arrange pour faire coller la vérité avec mes hypothèses."
Fatigué de subir leurs sarcasmes, je sors de mes gonds :
"Avec des raisonnements pareils, faut pas s'étonner qu'il y ait autant d'erreurs judiciaires et de bavures dans les commissariats !"

L'évocation des bavures policières n'a pas plu du tout à ces messieurs. J'ai reçu une nouvelle dégelée d'annuaire sur le crâne, je voyais tout trouble et je ne savais plus où j'étais. Le rouquin s'est interposé : "Arrête, tu vas le tuer, fais pas le con, tape pas si fort.
- Il m'énerve cet abruti avec ses arguments à la noix, se déchaîne le gros méchant. Je te dis que c'est lui."

...


 

Maîtrauxe

Maîtrauxe

À reculons

La gamberge mortifère est une sorte de risque professionnel pour ceux qui n'ont pas de profession. Aussi me suis-je mis en quête d'un boulot. La démarche ne m'était pas naturelle, j'étais un peu gêné à l'idée de m'adresser à d'éventuels employeurs. Sans compter que dans le piteux état mental où j'étais, ça me paraissait incongru de revendiquer une place dans la société. J'ai parcouru les annonces, j'ai répondu à quelques-unes.

Mon curriculum vitæ indiquait que je n'avais pas fait grand-chose de probant pendant mes trente premières années. Et la lettre d'accompagnement sous-entendait que je comptais continuer ainsi durant les années restantes. Malgré cela, j'eus des réponses positives, c'est-à-dire des convocations pour des entretiens d'embauche. C'était nouveau pour moi de me mettre en situation de proposer mes services. Mes interlocuteurs successifs ne croyaient pas à mon personnage d'aspirant-travailleur. Du reste, je n'arrivais pas vraiment à établir le contact avec eux. D'un candidat à l'emploi, ils attendaient une attitude et un discours déterminés. Or ils avaient devant eux l'incarnation fin de siècle du doute et de l'hésitation. Je n'avais pas les moyens de défendre mon cas, le profil bas était devenu pour moi comme une seconde nature. En général, je me faisais bouler en moins de dix minutes. Je désolais les employeurs, ou je les agaçais, c'était selon... Certains me faisaient l'effet de types à qui l'on présente une serpillière pour s'essuyer la figure, d'autres prenaient un malin plaisir à débiner mon attitude qui était celle d'un demandeur d'emploi à contrecœur. Les remarques désobligeantes, j'ai eu mon compte ! Le pompon revenant sans conteste à cette jeune directrice, genre cheftaine à poigne, qui me dit après avoir inspecté mon CV : "C'est quoi, ça ?"

Les indiscrétions et tout ça, c'est le "bon plaisir" du recruteur. Il n'a pas à se justifier sur ses critères de sélection, ni sur ses méthodes. Alors, il se permet bien des choses. On me questionna sur les raisons de mon célibat, ça tombait très mal... Rien ne m'était épargné, à commencer par les critiques sur ma présentation. Il est vrai que je ne fignolais pas particulièrement ma coiffure ni mon habillement pour me rendre à un entretien. Des vêtements propres et le visage rasé de frais, je ne croyais pas devoir plus. Sachant que je ne postulais pas non plus à un poste de VRP ou d'hôtesse d'accueil... Quand, à bientôt trente piges, on persévère dans la dégaine de vieux fan de Ritchie Blackmore, il y a des évolutions vestimentaires et capillaires qui sont hors de portée. La Nature impose des limites aux changements d'apparence. Le lièvre polaire passe du poil roux et ras au pelage blanc fourni, mais il ne devient pas renard.

Ma recherche d'emploi n'avait rien d'une quête désespérée, c'était un peu n'importe quoi, je dois dire... Je me souviens d'avoir été jusqu'à répondre, par inconscience ou par boutade, à une annonce qui demandait, je cite, un collaborateur ayant une volonté de s'impliquer... J'avais fini par perdre de vue mon objectif d'un travail, je me rendais aux entretiens uniquement pour constater la dissymétrie entre le recruteur et l'éventuelle recrue, ou pour mieux dire, entre le patron exigeant et le clampin qui cherche un petit job de dépannage.

De cette période, je garde surtout le souvenir de mes nombreux déplacements. J'allais en voiture dans les départements voisins, et même au-delà... Pour rompre l'ennui du trajet, j'aurais bien embarqué quelque passager de hasard. Mais je voyais juste, au bord des routes, de ces types paumés qui marchent tête baissée sans même chercher à solliciter les voitures en levant le pouce. Ils n'avaient rien de l'allant décontracté du stoppeur, c'était des forcenés de la fuite solitaire. Adolescents fugueurs ou marginaux errants, ils avaient rarement des bagages ou alors le strict minimum d'un balluchon ficelé à la hâte. Je n'éprouvais pas vraiment de compassion à leur égard, mais en voyant ces silhouettes miséreuses, j'avais alors l'impression que je me coulerais moi-même sous peu dans un destin de pauvre type... Il n'était pas rare non plus, lors de ces ennuyeux périples routiers, que je suive un camion-bétaillère. La vue d'une corne ou d'unmufle en haut des ridelles me plongeait dans des transes mélancoliques. Je m'associais moralement à ce trajet vers l'abattoir. Si bien que j'arrivais à mon rendez-vous avec un capital d'enthousiasme des plus réduits.

La comédie dura deux mois, le temps pour moi de me lasser de cette répétition de rencontres défavorables et d'entretiens fastidieux. Les refus successifs des employeurs ne laissèrent aucune trace d'amertume. Je ne me sentais nullement victime de la conjoncture socio-économique, je me voyais plutôt comme un cas banal de déficience personnelle.J'acceptais sans broncher mon statut d'indésirable. Quand on ressent encore vivement dans sa chair l'humiliation de n'avoir pas correspondu à ce qu'une femme attend d'un compagnon, ne pas correspondre à l'idée qu'un employeur se fait d'un employé est une déception mineure.

J'aurais pu en rester là de mes recherches, mais je répondis quelques jours plus tard à une annonce pour un poste de professeur en lycée agricole. Je n'avais pas plus de vocation que de goût à enseigner, mais je me souvenais de quelques charlots neurasthéniques parmi les dizaines de profs que j'avais eus durant mon propre cursus scolaire. C'est bien la seule corporation qui tolère en son sein des inadaptés sociaux. Je m'y voyais déjà.

J'ai été rapidement convoqué pour un entretien. Le Calvados c'était pas la porte d'à côté. Je suis parti tôt le matin pour arriver au rendez-vous fixé à dix-heures trente. Il faisait encore beau pour un début d'octobre, le long trajet avait été presque agréable, surtout vers la fin. Le bahut était situé en pleine campagne, dans une Normandie de carte postale. Les belles maisons de pierre, le paysage bocager, la simplicité rurale environnante me mirent dans de bonnes dispositions.

Le directeur du lycée était âgé, pas mal guindé et assez pathétique finalement. Un barbon constipé qui ne vous donne même pas envie d'être insolent. J'ai vu tout de suite dans ses yeux qu'il me jaugeait défavorablement. Un exemple désastreux pour la jeunesse, a-t-il dû se dire. Du coup, je n'ai même pas eu envie de jouer le candidat-avide-de-saisir-sa-chance. J'ai laissé le vieux à ses préjugés, le Pays d'Auge à ses pommes. Je suis rentré chez moi sans le moindre espoir au sujet de ce poste.

Trois semaines passèrent et on m'appela du Calvados. Le directeur du bahut voulait savoir si j'étais toujours libre. Quelle question ! Comme si j'étais le genre à crouler sous les propositions... Je l'ai laissé poursuivre. Il m'a demandé si j'étais toujours "motivé pour enseigner" et "prêt à intégrer leur équipe pédagogique". Sa formulation à la con appelait une nette modulation de ton, je lui ai donc répondu oui de la façon la plus atone possible.

La Toussaint approchait et ils n'avaient toujours pas trouvé le prof qu'ils cherchaient. Pour couper court au mécontentement des parents d'élèves, il leur fallait pourvoir coûte que coûte le poste. Ils se sont rabattus sur moi. Des quelques candidats qu'ils ont reçus, j'étais finalement le plus crédible, dixit le directeur. Rétrospectivement, j'ai une pensée compatissante pour les autres candidats qui sont apparus moins aptes que moi. Toujours est-il qu'on m'attendait en Normandie, si tel était mon désir. Le contexte de cette embauche n'était pas pour me déplaire. D'être considéré comme un pis-aller, c'était pour moi plus facile à assumer qu'un statut de recrue prometteuse. Tout cela n'était pas très glorieux, mais comme me l'avait dit mon psychiatre : "La gloire est un concept quelque peu anachronique et, dans votre cas, particulièrement inapproprié..."





Inutile l'armée ?

1.

 

Utile l’armée ? Inutile ? La question ne devrait pas être posée. Et pourtant, sachant qu’aucun conflit majeur n’a meurtri nos terres européennes depuis la Seconde Guerre mondiale, une frange non négligeable de nos générations les plus jeunes s’interroge. Les populations de ce qui composait auparavant l’Europe des neuf, bien avant la folie ou plutôt l’inconscience de vouloir réunir vingt-sept drapeaux, voire vingt-huit, n’ont donc plus souffert de quelque invasion guerrière, soldatesque, depuis plus de soixante-dix ans. Bien sûr, les guerres ont continué à écumer notre planète, à la martyriser, à la piétiner sans discernement, mais à chaque fois, pour nous, Européens gâtés que nous sommes, les combats sanglants se sont déroulés sous d’autres latitudes, bien éloignés de nos préoccupations premières.

 

Cette fausse sensation de sécurité, accentuée par les images toujours prégnantes de la chute du mur de Berlin, a conduit les dirigeants de certains pays occidentaux, dont la Belgique, de plus en plus confiants et plus soucieux de se livrer à une politique politicienne que de réfléchir à l’intérêt de la nation, à réduire voire supprimer les dépenses publiques liées à la préservation d’une armée forte et nombreuse. Au cours de ces dernières années, les ministères de la Défense de ces mêmes pays ont vu leur budget annuel se réduire comme peau de chagrin, ou se stabiliser, ce qui revient au même. Il y a la fonte des glaces. Il existe aussi la fonte des armées. Paradoxalement, les demandes de missions de combat ou de sécurisation de territoires n’ont peut-être jamais été aussi courantes que depuis la chute du communisme soviétique. Muées en très peu de temps en armées de métier, les effectifs de nos troupes ont subi des coupes franches, entraînant au passage des missions plus longues, plus fréquentes, pour les soldats habilités à côtoyer le risque, le danger permanent d’être pris pour cible, et donc le stress évident que tout cela génère.

 

Après réflexion, la mutation en armée professionnelle recueille de nombreux avantages, auxquels on peut additionner de multiples économies, tant en matériel qu’en tenues vestimentaires, sachant que maintenir une troupe nombreuse relevait de la gageure, surtout en période de crise financière. Un soldat se doit d’être logé, nourri, équipé de pied en cap et… rémunéré. Si l’on rajoute à cela le coût plus que conséquent de sa formation, on atteint très vite des montants exorbitants. Tout cela ne doit pas être discuté, ni remis en cause, encore moins contesté. Le choix n’avait rien de cornélien : le maintien du service militaire ne pouvait perdurer. L’Histoire enrichit nos consciences, mais celle-ci n’a jamais été linéaire, elle s’inscrit dans un graphique fait de pulsations, de chutes brutales et de redressements lents. La géopolitique avance par phases, place ses pions, coordonne les actions de l’un ou l’autre État. Nous le verrons ultérieurement.

 

Certes, sans l’apport immense des États-Unis, il n’est pas sûr que l’envahisseur nazi eût été repoussé. Apport militaire, apport financier, apport matériel, apport moral. Tout cela me semble évident. Sans oublier la personnalité tranchante et sans ambiguïté de Sir Winston Churchill qui, à n’en point douter, fut le premier petit caillou glissé dans la botte fasciste. Nous ne réécrirons pas le funeste scénario. Nous nous contenterons de le commenter pour en dégager l’essence de cet ouvrage : l’utilité, ou non, d’une armée.

 

Au premier abord, le mot « armée » possède une connotation repoussante, carrément péjorative. À ce mot pour le moins martial – quoi de plus normal – sont associés d’autres mots ou expressions qui n’ont rien de très engageant : rigueur, bêtise, absurdité, punition, discipline, corvées, brimades, humiliations, perte de temps, ennui, danger, « que de morts inutiles », torture, ou encore « grande muette », borné,  « chef oui chef ! », maximes du style « là où l’armée commence, la logique s’arrête », aberrations, la liste est longue.  Autre constatation gênante, le nombre de militaires séditieux qui profitent de leur aura parmi leurs subordonnés, pour installer des dictatures toutes plus sanglantes les unes que les autres. Les exemples ne manquent pas. L’armée ne doit pas représenter un État dans l’État, car immanquablement, lorsque des frictions apparaissent entre pouvoirs militaire et politique, la force des armes prévaut toujours.

Il n’a jamais été agréable d’être considéré comme le bidasse, bien calé tout au bas de l’échelle, passant sa journée à saluer tout supérieur à portée de regard. Sans oublier les fameuses « corvées patates », « corvées chiottes », « corvées vaisselle ». L’appelé, quelle que soit sa position sociale, a toujours dû le respect au sergent, ou à l’ancien qui ne se gênait pas pour lui rappeler la politesse due à son rang. Aussi le simple soldat, fut-il porteur d’un patronyme prestigieux, noble, devait obéissance et respect au caporal Lermusiaux, issu d’une famille d’ouvriers agricoles. La hiérarchie. Toujours elle, cette voie hiérarchique qu’il fallait emprunter. Et peu importait le nom à particule, l’épaisseur du portefeuille, le nombre de diplômes, ou la condition sociale. Au sein de l’armée, les grades étaient cousus – et le sont toujours – pour afficher clairement la position sur l’échiquier.

 

Dans le meilleur des mondes, à savoir une Terre exempte de toute violence, les armées n’auraient aucune raison d’être. Des sommes énormes seraient épargnées et utilisées à d’autres fins. Point de famines, de révolutions sanglantes, de débordements dans les stades, de velléités schizophréniques. Cette vision humaniste prônerait une politique de la main tendue sur l’ensemble de la planète. Utopie. La mutation de l’outil en arme de poing date de la préhistoire. Au cours de ces millénaires qui ont vu l’Homme s’emparer de l’ensemble des terres, arables ou non, cette arme de poing s’est taillée, affinée, affûtée, renforcée, perfectionnée. Le caillou est devenu couteau, puis lance, puis flèche propulsée grâce à la tension de l’arc, puis trait surpuissant capable de transpercer une armure, jusqu’au fusil automatique actuel crachant ses balles au calibre 5.56, synonymes de blessures affreuses. Démonstration de la cruauté humaine, l’utilisation généralisée d’un tel calibre s’explique par le fait qu’il ne tue pas, pourvu bien sûr que la cartouche n’atteigne pas un organe vital ou le cerveau de la victime. Un blessé chez l’ennemi rapporte plus car il impose l’installation de toute une logistique coûteuse, de personnel médical, de véhicules de secours, etc. Une bataille peut se gagner sur de tels détails. En matière de développement militaire, l’être humain dispose d’une imagination sans bornes. L’Histoire ne l’a-t-elle pas démontré ? La plupart des grandes inventions proviennent de commandes à destination guerrière. Les plus grandes avancées technologiques, mécaniques, médicales, scientifiques, voire purement alimentaires sont intervenues au cours de guerres longues et sanglantes. Au risque de déplaire à certains, le machiavélisme est un mal dont seul l’homme est atteint. Parmi les centaines de milliers d’espèces vivantes sur la Terre, aucune, je dis bien aucune n’est capable de perpétrer les atrocités gratuites dont l’être humain se rend coupable chaque jour.

 

Pratiquer ce qu’on appelle le métier des armes devrait donc, si l’on suit ce raisonnement, contribuer au renforcement de la cruauté primaire de notre âme. Faut-il dès lors envisager de sortir du militaire comme d’autres parlent de sortir du nucléaire ? Est-ce possible ? Quelles seraient les conséquences d’un monde sans armées ? Avec pour seule défense le dialogue, voire la manifestation populaire non-violente. Ancien sous-officier de carrière, serais-je capable de désavouer mon opinion au sujet de l’utilité de l’armée ? C’est aussi là le but de cet essai. Procéder à ce questionnement à la limite de l’introspection, à ce cheminement d’idées, à cette enquête car il s’agit bien de cela, pour en dégager une conclusion.   

 

 

 


 

 

2.

 

 

Ils étaient deux cent mille selon Simonide de Céos, trois cent mille si l’on se réfère à Plutarque, cinq cent mille suivant l’avis de Platon, mais entre vingt et cent mille d’après les historiens contemporains. Une chose est sûre cependant : lorsque les Perses posèrent le pied sur le sol grec, ils avaient l’avantage du nombre.
 

Nous sommes en 490 avant JC.  Le soleil de septembre darde de ses rayons la plage de Marathon. Là, le spectacle est saisissant : près de six-cents trières perses s’approchent de la côte. À leur bord, une armée surpuissante de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Dans son élan expansionniste, Darius, après avoir maté la révolte de l’Ionie, décide de châtier les cités grecques qui avaient soutenu la rébellion. Dans la foulée, l’empereur perse annexe la Thrace, soumet le royaume de Macédoine, pour se retrouver face aux États grecs coalisés, comprenant notamment les cités d’Athènes et de Sparte. Le général athénien, Miltiade le Jeune, est envoyé à la rencontre de l’envahisseur, à la tête de neuf mille hoplites. Mille Platéens les rejoignent. Ces fantassins déplacent chacun trente kilos de matériel : lance, épée courte, bouclier, jambières et brassards en airain, cuirasse et casque de type corinthien. Par cette chaleur accablante, ils prennent position et installent leur campement à quelques centaines de mètres de l’agitation perse qui transforme la plage en une fourmilière grouillante de cris hostiles. Forts de leurs victoires successives, les Perses menés par le frère de Darius, le satrape Artapherne, sont convaincus de ne faire qu’une bouchée de ces Grecs hautains et lâches à la fois.

 

Au sein de la phalange hoplitique, l’ambiance est pesante et peu de mots sont échangés. Quitter les murs de la cité afin de porter le combat à des kilomètres, afin d’empêcher l’armée perse de s’organiser. Aller au-devant du danger. Est-ce l’option idoine ? Est-ce judicieux ? Au sein du cortège d’armures tout en cliquetis, beaucoup songent aux scènes du combat futur, à la honte d’être défaits, et si tel est le cas, aux massacres qui seraient immanquablement perpétrés par des Perses en furie, dans tout l’Attique, à la fatigue aussi, engendrée par cette marche forcée. Chez certains, les cnémides occasionnent une urticaire qui démange les tibias. Chez d’autres, le port du casque plusieurs jours durant, en cette saison, entraîne des migraines à répétition, des saignements de nez, des étourdissements. Le moral n’est visiblement pas au beau fixe. Malgré la sérénité affichée par Miltiade, l’optimisme n’est pas de rigueur, d’autant que les Spartiates manquent à l’appel. Sans eux, ces soldats réputés dans tout le monde antique, la partie est loin, très loin d’être gagnée.


 


Salle d'attente

Vision glauque d’une salle d’attente comme il en existe des milliers. Arbitraire. Étalage de magazines vieillis sur table basse. Figures de cosaques flétris en quête de potions miracles. Espoirs de certificats. D’infusions sur canapé. De sommeils réparateurs. De bains chauds. De soirées prolongées. De désordre. De fièvre au corps. Immobilité. Les secondes, les minutes s’égrènent. Habitude de malade inquisiteur : dévisager autrui sans observer de manière ostentatoire. Regards en coin. Analyse des physiques, des attitudes, des gestes. Il était là. Un prince. Une illusion. Un rêve. Assis à ma droite, bien droit, les prunelles rivées sur le pli de ma jupe, dédaignant mon visage, mon maquillage de fin de journée, et mon veston Chanel « made in China ». Son regard bleu gris en perçait le tissu, s’insinuait en moi, courait le long de mon échine. Je croisai les jambes, les décroisai aussitôt pour les recroiser sitôt après, mal à l’aise, et croyant dissimuler mon ressentiment, je détournai mes joues de gêne carminées vers une femme d’un âge certain qui se curait le nez sans la moindre discrétion. Il était bel et bien présent. Je devinais ses cheveux châtain foncé, ornés de quelques mèches grisonnantes, sa barbe de trois jours, son jean troué, sa paire de tennis, son odeur, son sourire. Je tentais de réfréner la vitesse de mes pensées, de les empêcher de baguenauder à outrance, de canaliser mon attention sur la pile de magazines au papier glacé terni de traces de doigts, mais ses yeux de lynx reprenaient le dessus. Immanquablement.

 

Nous étions une dizaine à faire montre de patience, guettant la porte du praticien. Je comptais lui parler de mon état dépressif, de mes crises de larmes injustifiées, de mon mal-être chronique, de mes chaleurs subites, de ma solitude. J’avais décidé d’escamoter un chapitre tabou : mes folles envies de sexe dans mon trois-pièces, exigu, trop exigu bien que désespérément seule. Des heures passées à écouter les voix chaudes de Grégoire, Marc Lavoine et Bernard Lavilliers, trois générations, un doigt sur la touche « volume », l’autre bien calé dans mon entrecuisse. J’avais décidé d’épargner ce laïus au généraliste qu’il était. Délibérément. Quitte à ne trouver d’autre solution que celle de souffrir encore, et encore, et encore, jusqu’à l’oubli, jusqu’à involution complète de mes pulsions.

 

Séparée de Paul depuis bientôt trois ans, je voyais avec appréhension l’approche de la quarantaine. Les rides m’accaparaient le front, le contour des yeux, le menton, le cou, obligeant les gouttes lacrymales à se frayer un passage au travers de ces lits de cours d’eau asséchés. Il était à côté de moi. Cet homme dont j’auscultais les mains du coin de l’œil. De belles mains masculines. Ni huileuses ni rêches. Des mains vouées aux caresses. Il était jeune. Trente-deux… Trente-trois. Guère plus. Son teint hâlé dénotait un entretien constant de sa personne, et ce malgré les rigueurs de ce mois de février. Il possédait la rudesse d’un Charles Bronson et le charme angélique d’un Léonardo di Caprio. Son regard de braise fixait le bas de ma jupe. Précisément.

 

Face à moi, une jeune femme à longue chevelure auburn, aux seins proéminents, en forme de grosse poire, jolie sinon excitante, aurait dû attirer l’attention de cet homme. Sa bouche donnait envie d’y goûter. Pourquoi ne scrutait-il pas cette femme aguichante ? Pourquoi se concentrait-il sur le galbe de mes jambes défraîchies ? Il ne bougeait pas. Son col roulé couleur bordeaux, rapiécé, lui donnait une allure décontractée. J’osai une oscillation prononcée de paupières. J’avais une furieuse envie de me toucher, mais le lieu ne s’y prêtait pas. Un bonhomme voûté à l’extrême, coiffé d’un béret, régurgitait bruyamment ses glaires dans un mouchoir en papier. Sa faiblesse ne faisait aucun doute. Il tenait bon, accroché à l’horloge de son salon, décomptant les dernières heures de son existence avant d’avoir la possibilité de réclamer son dû. Hécatombe onirique d’un fou. Récupération de l’ambiance. Mon cœur s’emballait, battait la chamade, au bord de l’asphyxie libidinale. Il était là, je percevais sa respiration. Il retroussa les manches de son pull, dévoilant la solidité de ses avant-bras. Sans montre-bracelet. Sans tatouage. Nus.

 

*

*  *

À force de lutter contre l’air du temps, la tendresse devient un muscle atrophié, une lueur utopique sur fond d’océan. Il était là. Je le voyais et j’appréhendais l’instant où il s’approcherait de moi. Je l’appréhendais tout en le désirant ardemment. Attirance. Quelques rais de lumière poussiéreuse inondaient la pièce. Le parquet enregistrait chaque mouvement de chaise. Le répercutait comme pour vous punir d’avoir remué, à peine. Silence de pages tournées. Silence grossier de salle d’attente. Recherche de conventionnel. Les consultations duraient, s’éternisaient. Il était assis tout près de moi. Je ressentais peu à peu s’immiscer en moi une douleur d’entrejambes, une sensation de volupté frustrée, de désir d’eunuque. L’endroit ne convenait pas à la chose. L’endroit ne convenait d’ailleurs à pas grand-chose. J’étais une diabétique en manque de saccharose, une droguée sans méthadone, une chasseuse de chimères. Il était là. Un sac de sport posé à ses pieds. Une quinzaine de chaises réparties dans la pièce, ceignant la fameuse table basse, carrée. Atmosphère de fin d’après-midi. Espérance. Inquiétude. Son regard me traversait littéralement, sondant chaque partie de mon anatomie. De mes soixante-six kilos bien tassés. De mon corps de femme. De ma forte poitrine ayant depuis peu tendance à se relâcher, faute d’attention, de mains expertes, de lèvres à gâter. Il était là, viril, calme et silencieux. Étrangement.

- Je vous aime

- …

 

Je ne sus que répondre. Je le regardai, impressionnée. Décontenancée. Charmée. Il avait prononcé un « Je vous aime » très tendre, affable, sincère aussi. Qu’allaient s’imaginer les autres patients faisant, comme nous, le pied de grue prisonniers de ces 20 ou 24 m² ? Que nous étions amants ? Que nous nous connaissions ? Je les détaillai rapidement, chacun leur tour. Personne ne bronchait. Et la fausse vieille continuait à se curer le nez, à la recherche de reliquats de morve récalcitrants. Je me sentais comme une hirondelle perdue dans la mangrove, ou un chat dans la savane.

 

- Je vous aime, répéta-t-il de son timbre de voix si particulier, si chaud, si protecteur.

- Voyons monsieur, balbutiai-je finalement, je ne vous connais pas, jouant la femme mature légèrement offusquée.

- Je vous aime Lucie. J’aime votre nuque, votre peau, vos lèvres, votre regard tentant de cacher votre petit côté libertin. J’aime vos manies, votre coiffure, vos jambes, votre corps tout entier.

 

Lucie ! Il m’avait appelé Lucie ! Et je m’appelais réellement Lucie. Lucie Degand. Ce dialogue, aussi bref soit-il, me permit de contempler ce prince venu d’on ne sait où, mais certainement pas de cette planète. Il était là. Il me plaisait. Il était beau. Ses yeux bleus dont l’iris présentait çà et là quelques taches d’un gris anthracite ne quittaient pas ma personne. De la tête aux pieds, son regard courait, trahissant son envie, ses pulsions. Le mobilier transpirait l’encaustique. Il était lourd, ancien, massif, peu esthétique. Pourquoi les salles d’attente doivent-elles toujours se confiner au rudimentaire ou pire, au manque de goût décoratif ? Tout en ce local était vieux, mis à part mon voisin direct, assis à ma droite… et la jeune femme nous faisant face. Un couple royal en couverture de Paris-Match. Un paysage de Patagonie ornait la couverture de Géo. Une grande blonde, taille mannequin, souriante, vêtue d'un manteau en cachemire invitait le malade à triturer frénétiquement le magazine de mode dont elle assurait la promo. Garniture pour table basse de salle d’attente. Classique. Et leurs mots fléchés ou croisés résolus depuis belle lurette, après maintes corrections de cruciverbistes nonobstant grippés. Stylo à bille. Crayon. Ratures. Rappel des faits. Il était là. Délicatement.