(RSS)" href="/index.xml" /> J'ai tutoyé des assassins

J'ai tutoyé des assassins

La vingt-troisième heure
 

En sortant de l'infirmerie où j'avais poireauté une heure pour faire contrôler ma tension, je croise Arsène, le vieux maton chtimi proche de la retraite.
- Salut Grall, ça va la santé ?
- Ça va bien Arsène, merci. Mon hypertension diminue et mes malaises s'estompent.
- Tant mieux. Je viens de te mettre un gars dans la cellule ; on l'avait fourré par erreur chez les pointeurs, il fallait qu'on le change. Le bricard a pensé à toi puisque tu es seul depuis une semaine.
- Trop aimable. C'est quel genre de gus ?
- Un commerçant de quarante ans qui a tué sa bonne femme. Tu devrais bien t'entendre avec lui, ça n'a pas l'air d'un emmerdeur.
- Décidément, dis-je en faisant mine d'être offusqué, vous le faites exprès. J'suis abonné aux assassins ou quoi ? C'est le troisième en quatre mois ! Vous me gâtez !
- Ben oui, vu ton âge, on va pas te mettre avec des jeunes beurs, des toxicos ou des clochards. Tu sais bien qu'on cherche la paix des ménages en faisant cohabiter des gens qui risquent de se supporter sans trop de problèmes. Allez, retourne en cellule et tiens-moi au courant. Si ça se passe mal, on te le changera. Je viendrai tailler une bavette ce week-end, je suis de service.
- Salut Arsène, à la prochaine.

J'ai de bons rapports avec Arsène. C'est un vieux de la vieille qui, suite à un licenciement économique, a embrassé la carrière sur le tard sans autre vocation que d'assurer le casse-croûte. Parmi plusieurs possibilités de reconversion, l'ANPE proposait un accès facilité à La Pénitentiaire ; échaudé par un an de chômage, il a privilégié la sécurité de l'emploi et mène une carrière de surveillant de base avec pour seule ambition d'arriver vivant et entier à la retraite. Il picole un peu pour tenir le coup dans ce métier ingrat et se montre plutôt coulant et serviable avec les détenus qui lui foutent la paix. Pendant les temps morts du service, il ouvre parfois ma cellule pour venir bavarder. La porte grande ouverte, debout dans le chambranle et un œil dans la coursive, il guette qu'un gradé ne lui tombe pas sur le râble ; la conversation roule sur les potins de la prison, mes espoirs de sortie, ses projets de jardin et de basse-cour au jour de sa retraite dans son "ch'nord" natal. En dehors de la douche réglementaire du mardi et du vendredi, il m'y envoie en douce les autres jours quand il est du matin. Privilège inestimable. Nous parlons souvent littérature, il adore Balzac, Hugo, Zola et Simenon ; pour sa culture d'entreprise, je lui découpe tous les articles traitant de la Justice et de La Pénitentiaire dans les hebdos que je cantine. Des rapports très humains, en somme, par-delà la barrière du statut qui nous sépare et que chacun respecte.

Arrivé devant la 64, et en attendant que le surveillant d'étage vienne m'ouvrir, je mate le nouvel arrivant au travers de l'œilleton. La quarantaine joufflue, il a l'air d'un bon gros inoffensif. Apparence trompeuse. Encore un assassin qui ressemble à monsieur tout le monde. Son paquetage est au pied du lit, il attend visiblement que j'arrive pour s'installer.

La prise de contact avec Stéphane, le nouvel arrivant, est tout de suite chaleureuse. Après une garde à vue mouvementée et huit jours dans un dortoir avec quatre pointeurs, la cellule 64 lui semble un havre de paix. Le besoin d'évacuer la pression au sortir d'une histoire stressante a vite déclenché les confidences du nouveau vers l'ancien. Enfin pouvoir parler à quelqu'un qui rame sur la même galère et ne jugera pas.

Son histoire débute dans le banal d'une vie ordinaire. Marié avec Sophie, une petite bourgeoise de deux ans sa cadette, sans enfant, il menait une existence peinarde de gros commerçant prospère. Propriétaire de deux magasins en société anonyme avec sa sœur, il régnait sur les achats et la maison mère en France pendant qu'elle gérait la succursale de Belgique et s'occupait de la paperasse. Les affaires marchaient bien, il caressait l'espoir raisonnable d'amasser un bon magot pour couler une retraite heureuse sous les cocotiers quand il serait encore temps d'en profiter.
Et puis un jour, au bout de dix ans d'apparent bonheur matrimonial, sans crier gare, sa femme prend un amant et largue les amarres en vidant le compte en banque commun. Surpris mais résigné, il continue à s'investir dans son travail et entame une procédure de divorce. Rien que du classique, pas de quoi faire les gros titres de la presse people. Quelques mois plus tard, Sophie se pointe un soir chez lui sans prévenir, sous le prétexte de récupérer des photos. Avec une mauvaise foi mesquine, elle lui réclame de l'argent d'un ton arrogant, le traite de minus, de bon à rien et lui annonce que son avocat déclenche un recours en justice pour récupérer des actions de la société : "Elle a droit à sa part du gâteau, bien maigre consolation pour sa jeunesse perdue en compagnie d'un être aussi falot."
Sans un mot, Stéphane lui saute dessus, la prend à la gorge et serre. Quand il relâche sa prise, elle est morte.

- Je voulais qu'elle se taise, confie Stéphane, et, autant que je me souvienne, je l'injuriais et la traitais de salope. Je ne sais pas ce qui m'a pris, ce comportement violent n'est pas dans ma nature... Tout ce que je peux te dire, c'est que je me suis retrouvé tout con avec son cadavre à mes pieds en me demandant ce qu'il m'arrivait. J'ai dû serrer brutalement au point de lui enfoncer le larynx. Je la tenais à bout de bras plaquée contre le mur, elle ne se débattait pas. Elle est morte rapidement. Je n'ai pas d'autre explication.
- Curieuse réaction quand même. T'as pourtant rien du pitbull qui saute à la gorge et ne lâche plus ! Bon, de toute façon, le résultat est là. Te voilà avec un meurtre sur les bras. T'as réagi comment ?

Émergeant de son hébétude, le décideur prompt en affaires a repris les commandes, pesant le pour et le contre devant un whisky bien tassé : "J'appelle les flics ou je la balance à la rivière ?... Si je préviens la police ma vie est foutue. Exclu !... Mais j'arriverai pas à la traîner tout seul à la rivière... Elle pouvait pas rester chez elle cette conne, Nom de Dieu ! Pourquoi m'a-t-elle provoqué ?... Et maintenant que je suis dans la merde, j'en fais quoi du cadavre ?"

Après avoir évoqué d'improbables méthodes de gangsters, acide, tronçonneuse, coulage dans du béton, il résolut de l'enterrer au fond du jardin. C'était la solution la plus pratique et son seul espoir de s'en tirer compte tenu de la disposition de la propriété, isolée du voisinage, et du poids de la victime plutôt grassouillette.

Il a creusé toute la nuit une fosse très profonde au milieu du potager, transporté le corps avec une brouette, rebouché le tout et, suprême astuce, bêché un grand carré tout autour, de quoi faire plusieurs planches de légumes. Un travail de titan. Au petit jour, redevenu présentable dans son costume d'homme d'affaires, il s'est débarrassé de la voiture de sa femme sur un parking près d'une banlieue chaude, laissant les clefs sur le contact, des fois qu'une racaille du coin profite de l'aubaine. Il s'est ensuite requinqué de plusieurs cafés croissants dans un bistrot et direction son magasin pour le lever de rideau quotidien.

Personne n'a remarqué de bouleversements dans sa routine les jours suivants. Pour se détendre, le soir, peut-être jardinait-il un peû plus que de coutume. Mais le printemps approchait, rien d'anormal pour un jardinier amateur de sarcler ses planches et ses semis, de planter des salades, des fleurs et des légumes. Au bout d'une semaine de remise en ordre dans la maison et de jardinage intensif, fin prêt, il alerta la police sur la disparition de sa femme.
- Ils t'ont reçu comment, les poulets ?
- Je tombais bien, enchaîne Stéphane. Ils allaient me convoquer parce que son amant, au retour d'un voyage d'affaires, avait déjà signalé sa disparition. Ils s'étonnaient que je ne sois pas venu plus tôt. Ce à quoi j'ai répondu que, la séparation de corps étant prononcée, je n'étais pas pendu à ses basques mais que je m'inquiétais de ne pas l'avoir vue depuis au moins quinze jours.

La police s'est mise à chercher partout sans résultat. Aucune trace de la disparue. Puis sa voiture a été retrouvée saccagée à deux-cents kilomètres de là ; des jeunes avaient fait le plein à l'arrache dans diverses stations-service, égarant les enquêteurs sur autant de fausses pistes. L'amant de Sophie s'est retrouvé dans le collimateur. Par chance ses déplacements professionnels le mettaient hors de cause ; elle n'était avec lui ni dans les hôtels ni dans les restaurants ; bref, il fut vite blanchi.

"Dans une affaire foireuse, cherchez la femme, le mari, ou l'amant". Vieil adage policier. Quatre-vingts pour cent des disparitions suspectes sont imputables à un proche. L'enquête s'est donc orientée logiquement sur Stéphane. Mais soupçonner ne suffit pas, encore faut-il disposer de quelques éléments de preuve pour inquiéter un suspect.

C'est là qu'interviennent le pif et le flair du flic. Deux qualités subjectives, non quantifiables, génératrices de belles enquêtes réussies. Dans cette affaire, les flics n'en démordent pas, leur instinct ne les trompe jamais ; Stéphane est coupable de la disparition de sa femme.
On épluche sa vie, ses relations, on fouine, on écoute ses téléphones, on collecte les ragots. Rien de probant. On le convoque, on l'interroge. Ses réponses sont cohérentes, rien n'a changé dans son mode de vie. Les semaines passent. Le Juge d'Instruction finit par délivrer un mandat de perquisition, à contrecœur, sous la pression des enquêteurs.
On fouille la maison de la cave au grenier. Sans succès. Clou de l'opération à grand spectacle, un chien renifleur de cadavre est amené sur les lieux ; il inspecte les pièces truffe au plancher, parcourt en tous sens le jardin sans rien détecter. Mortifiés, les flics repartent bredouilles. J'interromps son récit :
- Là, écoute, ça paraît gros ! Tu ne vas quand même pas me soutenir que le chien spécialisé dans la recherche des macchabées n'a rien senti sous tes salades ?
- Je te jure, réagit Stéphane, que je te dis la vérité. Je bandais que d'une quand j'ai vu arriver le clebs et j'ai cru que j'étais foutu. Mais je n'ai rien laissé paraître, ni crainte ni soulagement, quand leur Rantanplan a traversé mes planches de légumes sans marquer l'arrêt.
- Et tu l'expliques comment ce fiasco cynophile ?
- J'en sais rien. Peut-être que le clébard était enrhumé, rigole Stéphane. Une seule explication me semble logique, mon trou faisait plus de trois mètres - j'en ai chié toute la nuit - la profondeur a dû jouer. Ensuite j'avais répandu de l'engrais en veux-tu en voilà, les émanations chimiques ont pu contrarier son odorat. Toujours est-il qu'il n'a rien reniflé et que les flics sont repartis la queue entre les jambes. Pas de cadavre, pas de crime. Et pas de coupable.

Après cet échec mortifiant, les enquêteurs l'ont laissé en paix trois longues semaines, le temps d'analyser encore une fois le maigre dossier et de faire le tour des nouvelles hypothèses. Elles menaient toutes à des impasses. Le cercle vicieux de leurs réflexions se refermait toujours sur Stéphane. Renforcés dans leurs convictions, et à force de bassiner le Juge, réticent à tarabuster un innocent sans preuves suffisantes, ils ont obtenu de le mettre en garde à vue pour vingt-quatre heures, avec le vague espoir de lui soutirer des aveux. "La reine des preuves", dixit les poulets !
"Dernière tentative, a précisé l'autorité. Si ça ne donne rien, vous le remettez en liberté au bout de vingt-quatre heures. Je n'autoriserai pas de prolongation."
Ils sont venus l'arrêter le lendemain matin au magasin pour le conduire dans les geôles du commissariat, avec la ferme intention de lui tirer les vers du nez.
La garde à vue dresse une embuscade au suspect dans un lieu clos où la puissance invitante a l'avantage du terrain. Le combat psychologique se déroule en plusieurs rounds, un jeu du chat et de la souris qui s'apparente au poker menteur. Les cartes sont biseautées, les protagonistes trichent, les flics les premiers qui n'hésitent pas à sortir la boîte à gifles avec ceux qui tiennent tête.

Trois policiers chevronnés, un gros porc roulant des yeux méchants, un maigre à face de fouine et un rouquin qui sentait des aisselles, constituaient l'équipe de choc chargée d'interroger Stéphane. Après une heure de préliminaires feutrés, ils ont commencé à lui mettre la pression :
"Écoute bien mon gaillard, menace le gros en le fixant de ses yeux noirs, on est sûrs que c'est toi qui as fait disparaître ta femme. On ne sait ni où ni comment, ni pourquoi, mais on compte sur toi pour nous l'apprendre. Et on va pas te lâcher tant que t'auras pas dit la vérité.
- Je n'ai pas tué Sophie, se défend Stéphane, et j'ignore où elle se trouve. Ma femme est partie, bon vent ! Elle fait ce qu'elle veut, je n'en ai plus rien à foutre. Je suis un honnête commerçant. Est-ce que j'ai l'air d'un assassin ?
- Oh, tu sais, plastronne face de fouine, dans la police on a l'habitude de ne pas se fier aux apparences. Des types qui n'ont pas la tête de l'emploi on en voit tous les jours. Sur la chaise où t'es assis, ils sont tous innocents au début de la garde à vue. À la fin, les trois quarts vont au trou. Alors crois pas que tu vas nous baiser avec ta gueule de père tranquille, ça nous impressionne pas du tout !
- Explique-nous voir un peu dans les détails, ça se passait comment la vie quotidienne avec ton épouse avant qu'elle se casse ?, enchaîne le rouquin. Des voisins nous ont raconté que tu la battais. Qu'est-ce que tu dis de ça ?
- De la calomnie pure et simple. Vous n'avez pas dû recueillir beaucoup de ragots de ce genre dans le voisinage. C'est à coup sûr la vieille bique d'à côté, elle ne peut pas me blairer depuis que j'ai savaté le cul de son chien-chien qui avait cagué devant mon portail.
- Nos tuyaux viennent de plusieurs personnes dignes de foi, renseigne le rouquin. Alors, tu la battais oui ou non ?
- Non. Jamais. C'est quoi ce délire ? Tout le temps de notre vie commune, plus de dix ans, j'ai fait le maximum pour la choyer. Elle aménageait la maison avec goût, choisissant les bibelots et les meubles de style chez les meilleurs antiquaires. Elle ne travaillait pas, une femme de ménage l'aidait à entretenir son intérieur. Elle passait son temps à rencontrer ses amies, courir les boutiques et remplir ses armoires de fringues de luxe. Avec tout le fric que je lui donnais, je la croyais heureuse. À part des gosses, je ne vois pas bien ce qu'il lui manquait.
- Peut-être que t'es impuissant et que tu la baisais pas assez, insinue le gros, elle est partie voir ailleurs.
- Merci pour cette remarque délicate, ironise Stéphane. Si ce chapitre de notre vie sexuelle vous intéresse, le mieux serait de lui demander combien de fois je la sautais et dans quelles positions.
- MAIS POUR ÇA FAUDRAIT QU'ON LA RETROUVE !, explose le rouquin. Ça ne peut être que toi qui as fait le coup. Personne n'a revu ta bonne femme depuis plusieurs mois. Elle n'a pas téléphoné sur son portable qui ne répond pas. Elle n'a pas signé de chèques, pas de retraits, pas d'achats en carte bleue, rien. Nada ! Pourtant, avant, elle la faisait fumer sa visa ! Et t'es là à nous débiter un conte de fées sur l'épouse que tu adorais, que tu gâtais ! Qui vivait heureuse dans son château... Elle s'est quand même pas évaporée d'un coup de baguette magique, ta bourgeoise ! T'as bien dû l'aider un peu à se volatiliser ? On les gobe pas tes salades d'innocent. À t'entendre nous emboucaner on se croirait dans Blanche-Neige ! Et nous, on est les sept nains ?
- J'y avais pas pensé mais ça m'en a tout l'air, s'énerve Stéphane, toi tu ressembles à Grincheux !"

- Je n'ai pas pu m'empêcher de m'insurger en le tutoyant, poursuit Stéphane, mal m'en a pris, j'ai ramassé une dérouillée. Des baffes et des coups de poing dans le ventre. Mais je tenais tête : des gens disparaissent sans laisser de traces et font les choux gras des journaux tous les ans. Un divorce à l'amiable était en cours, pourquoi je l'aurais tuée ?

"Voyez-vous ça, le gros malin, s'esclaffe le rouquin : pour pas payer la pension alimentaire, tiens pardi ! Des radins de ton espèce qui tuent leur femme pour pas débourser, y en a plein les faits divers. Et d'abord, d'après l'enquête, elle avait un nouveau mec. Y a rien qui colle dans cette histoire, elle n'avait pas de raison de disparaître.
- Qu'est-ce que vous en savez ? C'est une sournoise, elle m'a bien fait cocu et piqué mon fric en douceur, j'ai rien vu venir. Elle est bien capable de foutre le camp rien que pour faire chier tout le monde. Et moi le premier.
- Ben alors t'avais un autre mobile pour la tuer, tu voulais peut-être refaire ta vie ?, insinue le méchant.
- Oh, pas de danger, c'est pas demain la veille. Je mène une vie de moine depuis la séparation, pas de liaison, pas de maîtresse, je m'en passe à merveille pour l'instant. Les emmerdes avec une bonne femme, j'en ai soupé.
- Et tu vas t'en passer encore un sacré moment, jubile face de fouine. Quand tu sortiras de nos pattes, direction la ratière. Et là-bas, à part quelques grosses matonnes moustachues, t'auras pas grand-chose à te mettre sur le gland. Sauf si t'es pédé !"
Rires gras de l'assemblée.

L'interrogatoire durait déjà depuis des heures, poursuit Stéphane, je perdais la notion du temps. Ils ont fait circuler un carton et décapsulé de la bière en boîte. Je crevais de soif. À jeun depuis le matin. Chaque fois que je demandais un verre d'eau, face de fouine me répondait : "T'auras à boire quand tu parleras. Pour l'instant t'as pas soif, t'as pas usé assez de salive". L'interrogatoire a repris de plus belle, dans le style manière forte à l'ancienne. Le gros flic ponctuait ses questions sur mon crâne à grands coups de bottin du Nord. Et je te garantis qu'il est lourd le bottin du Nord :
"Tu vas nous la donner l'adresse où t'as planqué le cadavre, salopard ?" PAN ! "À moins que tu préfères le minitel pour les recherches ?" PAN ! "Tu vas finir par le cracher le morceau, espèce d'enfoiré ?" PAN ! "Je vais te les astiquer, moi, les côtelettes si tu parles pas".
Et lâchant l'annuaire, il me foutait des coups de genoux dans les côtes. Il s'arrêtait à intervalles réguliers et me gueilait dans les oreilles : "Alors il est caché où ce cadavre ? Fumier d'assassin !"
Devant mon mutisme, face de fouine prenait le relais et me décochait en silence de grands coups de poings dans le ventre.

À cet instant du récit, j'interviens pour lui expliquer comment des malfrats plus chevronnés auraient réagi à ce genre d'interrogatoire :
- T'aurais dû sauter sur la fouine, le sécher d'un coup de pied dans les couilles, puis te précipiter sur un mur ou un coin de table pour te blesser à la tête. Et là, couvert de sang, tu ameutais la terre entière en poussant des hurlements de porc qu'on égorge. Pour le coup, tu transformais l'interrogatoire en bavure policière. Le toubib et l'avocat de garde à vue constataient les dégâts, les flics se retrouvaient dans la merde avec les boeuf-carottes aux fesses et t'étais sauvé.
- Je n'y ai même pas pensé. C'est la première fois que je me frotte aux flics et je ne m'attendais pas à ce traitement musclé. Je croyais que des brutalités pareilles c'était que dans les films. J'ai bien lancé quelques vannes pour faire l'homme, mais, dans le fond, j'ai pas su les balader jusqu'au bout. Je retiens la leçon pour la prochaine fois, ironise Stéphane.
- Oh, ça m'étonnerait que tu récidives ! À part quelques épigones de Landru, rares sont ceux qui tuent leur femme plusieurs fois. Si t'étais tombé sur des gendarmes, ça se serait peut-être passé autrement. Remarque, ils ne sont pas non plus à l'abri des bavures. Il y a quelques années, ils ont tellement tabassé un marginal que le pauvre a signé tout ce qu'on a voulu et endossé un crime de pervers. Il s'est tapé quatre ans de préventive avant d'être innocenté !

- Plus l'heure avançait plus je me sentais faiblir. Ils ne me laissaient ni boire, ni manger, ni dormir, se révolte Stéphane. Mais ces tortionnaires m'ont forcé à signer des papiers indiquant les heures de repas et les temps de repos. "Si tu signes pas, tu vas reprendre un abonnement aux pages jaunes", prophétisait le rouquin. Et les questions s'enchaînaient :
"T'es quand même mariolle, insistait le gros, tu l'as bien planquée pour qu'on la retrouve pas. Mais on sait que c'est toi, c'est pas possible autrement? Y a personne d'autre que toi qui avait intérêt à la faire disparaître.
- Faux, s'indigne Stéphane. Je n'ai absolument aucun intérêt à sa disparition et vous le savez. Notre contrat de mariage est sous le régime de la séparation de biens. La maison m'appartient, ma sœur et moi sommes pour moitié dans la société et les deux magasins. Ma femme n'a pas de patrimoine, si elle meurt, je n'hérite de rien.
- Et la pension alimentaire ? C'est un joli mobile de ne pas vouloir allonger les biffetons, ça fait une belle économie, ricane face de fouine.
- Pour la pension alimentaire, ça n'ira pas chercher bien loin, nous n'avons pas de gosse et je gagne largement ma vie. J'ai les moyens de payer. Vos élucubrations ne tiennent pas debout. Vous n'avez pas le droit de m'accuser sur de vagues soupçons puisque vous n'avez aucune preuve. De toute façon, vous êtes une bande de brutes et vous n'avez pas le droit de me frapper.
- Mais si, mais si, détrompe-toi, se fâche le gros ; nous avons tous les droits. Les baffes font partie de l'arsenal de l'interrogatoire. Quand je me persuade de quelque chose, je m'arrange pour faire coller la vérité avec mes hypothèses."
Fatigué de subir leurs sarcasmes, je sors de mes gonds :
"Avec des raisonnements pareils, faut pas s'étonner qu'il y ait autant d'erreurs judiciaires et de bavures dans les commissariats !"

L'évocation des bavures policières n'a pas plu du tout à ces messieurs. J'ai reçu une nouvelle dégelée d'annuaire sur le crâne, je voyais tout trouble et je ne savais plus où j'étais. Le rouquin s'est interposé : "Arrête, tu vas le tuer, fais pas le con, tape pas si fort.
- Il m'énerve cet abruti avec ses arguments à la noix, se déchaîne le gros méchant. Je te dis que c'est lui."

...


 


Commentaires


Vite plongée dans l'histoire.
Le dialogue est dynamique. 
On imagine bien les personnages.

 


Anonyme | Le Dimanche 20/01/2013 à 11:11 | [^] | Répondre