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À reculons

La gamberge mortifère est une sorte de risque professionnel pour ceux qui n'ont pas de profession. Aussi me suis-je mis en quête d'un boulot. La démarche ne m'était pas naturelle, j'étais un peu gêné à l'idée de m'adresser à d'éventuels employeurs. Sans compter que dans le piteux état mental où j'étais, ça me paraissait incongru de revendiquer une place dans la société. J'ai parcouru les annonces, j'ai répondu à quelques-unes.

Mon curriculum vitæ indiquait que je n'avais pas fait grand-chose de probant pendant mes trente premières années. Et la lettre d'accompagnement sous-entendait que je comptais continuer ainsi durant les années restantes. Malgré cela, j'eus des réponses positives, c'est-à-dire des convocations pour des entretiens d'embauche. C'était nouveau pour moi de me mettre en situation de proposer mes services. Mes interlocuteurs successifs ne croyaient pas à mon personnage d'aspirant-travailleur. Du reste, je n'arrivais pas vraiment à établir le contact avec eux. D'un candidat à l'emploi, ils attendaient une attitude et un discours déterminés. Or ils avaient devant eux l'incarnation fin de siècle du doute et de l'hésitation. Je n'avais pas les moyens de défendre mon cas, le profil bas était devenu pour moi comme une seconde nature. En général, je me faisais bouler en moins de dix minutes. Je désolais les employeurs, ou je les agaçais, c'était selon... Certains me faisaient l'effet de types à qui l'on présente une serpillière pour s'essuyer la figure, d'autres prenaient un malin plaisir à débiner mon attitude qui était celle d'un demandeur d'emploi à contrecœur. Les remarques désobligeantes, j'ai eu mon compte ! Le pompon revenant sans conteste à cette jeune directrice, genre cheftaine à poigne, qui me dit après avoir inspecté mon CV : "C'est quoi, ça ?"

Les indiscrétions et tout ça, c'est le "bon plaisir" du recruteur. Il n'a pas à se justifier sur ses critères de sélection, ni sur ses méthodes. Alors, il se permet bien des choses. On me questionna sur les raisons de mon célibat, ça tombait très mal... Rien ne m'était épargné, à commencer par les critiques sur ma présentation. Il est vrai que je ne fignolais pas particulièrement ma coiffure ni mon habillement pour me rendre à un entretien. Des vêtements propres et le visage rasé de frais, je ne croyais pas devoir plus. Sachant que je ne postulais pas non plus à un poste de VRP ou d'hôtesse d'accueil... Quand, à bientôt trente piges, on persévère dans la dégaine de vieux fan de Ritchie Blackmore, il y a des évolutions vestimentaires et capillaires qui sont hors de portée. La Nature impose des limites aux changements d'apparence. Le lièvre polaire passe du poil roux et ras au pelage blanc fourni, mais il ne devient pas renard.

Ma recherche d'emploi n'avait rien d'une quête désespérée, c'était un peu n'importe quoi, je dois dire... Je me souviens d'avoir été jusqu'à répondre, par inconscience ou par boutade, à une annonce qui demandait, je cite, un collaborateur ayant une volonté de s'impliquer... J'avais fini par perdre de vue mon objectif d'un travail, je me rendais aux entretiens uniquement pour constater la dissymétrie entre le recruteur et l'éventuelle recrue, ou pour mieux dire, entre le patron exigeant et le clampin qui cherche un petit job de dépannage.

De cette période, je garde surtout le souvenir de mes nombreux déplacements. J'allais en voiture dans les départements voisins, et même au-delà... Pour rompre l'ennui du trajet, j'aurais bien embarqué quelque passager de hasard. Mais je voyais juste, au bord des routes, de ces types paumés qui marchent tête baissée sans même chercher à solliciter les voitures en levant le pouce. Ils n'avaient rien de l'allant décontracté du stoppeur, c'était des forcenés de la fuite solitaire. Adolescents fugueurs ou marginaux errants, ils avaient rarement des bagages ou alors le strict minimum d'un balluchon ficelé à la hâte. Je n'éprouvais pas vraiment de compassion à leur égard, mais en voyant ces silhouettes miséreuses, j'avais alors l'impression que je me coulerais moi-même sous peu dans un destin de pauvre type... Il n'était pas rare non plus, lors de ces ennuyeux périples routiers, que je suive un camion-bétaillère. La vue d'une corne ou d'unmufle en haut des ridelles me plongeait dans des transes mélancoliques. Je m'associais moralement à ce trajet vers l'abattoir. Si bien que j'arrivais à mon rendez-vous avec un capital d'enthousiasme des plus réduits.

La comédie dura deux mois, le temps pour moi de me lasser de cette répétition de rencontres défavorables et d'entretiens fastidieux. Les refus successifs des employeurs ne laissèrent aucune trace d'amertume. Je ne me sentais nullement victime de la conjoncture socio-économique, je me voyais plutôt comme un cas banal de déficience personnelle.J'acceptais sans broncher mon statut d'indésirable. Quand on ressent encore vivement dans sa chair l'humiliation de n'avoir pas correspondu à ce qu'une femme attend d'un compagnon, ne pas correspondre à l'idée qu'un employeur se fait d'un employé est une déception mineure.

J'aurais pu en rester là de mes recherches, mais je répondis quelques jours plus tard à une annonce pour un poste de professeur en lycée agricole. Je n'avais pas plus de vocation que de goût à enseigner, mais je me souvenais de quelques charlots neurasthéniques parmi les dizaines de profs que j'avais eus durant mon propre cursus scolaire. C'est bien la seule corporation qui tolère en son sein des inadaptés sociaux. Je m'y voyais déjà.

J'ai été rapidement convoqué pour un entretien. Le Calvados c'était pas la porte d'à côté. Je suis parti tôt le matin pour arriver au rendez-vous fixé à dix-heures trente. Il faisait encore beau pour un début d'octobre, le long trajet avait été presque agréable, surtout vers la fin. Le bahut était situé en pleine campagne, dans une Normandie de carte postale. Les belles maisons de pierre, le paysage bocager, la simplicité rurale environnante me mirent dans de bonnes dispositions.

Le directeur du lycée était âgé, pas mal guindé et assez pathétique finalement. Un barbon constipé qui ne vous donne même pas envie d'être insolent. J'ai vu tout de suite dans ses yeux qu'il me jaugeait défavorablement. Un exemple désastreux pour la jeunesse, a-t-il dû se dire. Du coup, je n'ai même pas eu envie de jouer le candidat-avide-de-saisir-sa-chance. J'ai laissé le vieux à ses préjugés, le Pays d'Auge à ses pommes. Je suis rentré chez moi sans le moindre espoir au sujet de ce poste.

Trois semaines passèrent et on m'appela du Calvados. Le directeur du bahut voulait savoir si j'étais toujours libre. Quelle question ! Comme si j'étais le genre à crouler sous les propositions... Je l'ai laissé poursuivre. Il m'a demandé si j'étais toujours "motivé pour enseigner" et "prêt à intégrer leur équipe pédagogique". Sa formulation à la con appelait une nette modulation de ton, je lui ai donc répondu oui de la façon la plus atone possible.

La Toussaint approchait et ils n'avaient toujours pas trouvé le prof qu'ils cherchaient. Pour couper court au mécontentement des parents d'élèves, il leur fallait pourvoir coûte que coûte le poste. Ils se sont rabattus sur moi. Des quelques candidats qu'ils ont reçus, j'étais finalement le plus crédible, dixit le directeur. Rétrospectivement, j'ai une pensée compatissante pour les autres candidats qui sont apparus moins aptes que moi. Toujours est-il qu'on m'attendait en Normandie, si tel était mon désir. Le contexte de cette embauche n'était pas pour me déplaire. D'être considéré comme un pis-aller, c'était pour moi plus facile à assumer qu'un statut de recrue prometteuse. Tout cela n'était pas très glorieux, mais comme me l'avait dit mon psychiatre : "La gloire est un concept quelque peu anachronique et, dans votre cas, particulièrement inapproprié..."