(RSS)" href="/index.xml" /> La tentation du lundi

La tentation du lundi

Le ciel était radieux, en cet après-midi d'octobre, exactement comme mon humeur. Je m'apprêtais, enfin, à découvrir la sexualité. Vingt-deux années d'échecs et de frustration allaient être effacées. Les refus, les moqueries, la solitude : tout ça ne revêtirait bientôt plus la moindre importance. J'allais baiser ! 

 

Pourtant, quelques jours plus tôt, j'avais essuyé une nouvelle déconvenue. Je travaillais alors à l'Argus de la Presse, société spécialisée dans la veille médiatique. J'exerçais les fonctions d'opérateur de coupe ; en d'autres termes, j'étais un tâcheron payé à découper, étiqueter, puis classer des articles de journaux. Mes collègues en jupons ne flattaient guère ma libido. Il s'agissait pour l'essentiel de quinquagénaires revêches et plutôt laides, qui incarnaient une figure que je croyais alors appartenir au passé : celle de la prolétaire inculte, entrée dans le monde du travail à l'âge de quatorze ans, et qui dédiait sa vie à un employeur qui la méprisait. Mes voisines de table s'appelaient Marcelle, Yvette, ou Thérèse. Leurs prénoms étaient d'un autre siècle, tout comme leur regard sur le monde, semble-t-il préservé des mutations socio-politiques des précédentes décennies. Elles appréciaient vivement TF1, le Front National, et la virilité anachronique d'un Mel Gibson ; en somme, elles avaient le vagin à Droite, et le cœur à l'Extrême-Droite. La plus dévergondée se prénommait Laure. Cette quadragénaire à la peau fanée par les UV, qui puisait chez Lova Moor son inspiration capillaire, draguait lourdement tout collègue un tant soit peu jeune et athlétique. L'échec couronnait la plupart de ses tentatives. Indisposé par son caquetage incessant, un de ses voisins fut d'ailleurs contraint de supplier la Direction de le changer de place.

 

Quelquefois, des étudiants se joignaient à nous pour participer au classement. C'est parmi cette catégorie que j'avais identifié mes seules partenaires potentielles. Céline, qui finançait son BTS par un mi-temps à l'Argus, me plaisait assez. Sa structure faciale était certes déséquilibrée, mais son œil lubrique, ses manières lascives, et son balconnet débordant, la rendaient incontournable pour tout dragueur argusien. Un camarade quadragénaire et moi étions tombés d'accord : voilà le genre de femme qui, de toute évidence, permettait à ses amants d'exprimer toute leur créativité sexuelle. Le hasard l'avait placée à la table jouxtant la mienne. Il m'était donc possible de me livrer subtilement à une parade nuptiale, et je ne m'en étais pas privé. Chaque jour, les discussions étaient fournies ; à peu près autant que son décolleté, sur lequel je ne cessais de lorgner.

 

Elle me trouvait plutôt drôle, éveillé et sympathique. Ces atouts me semblaient décisifs, et je m'imaginais déjà m'éveiller au sexe en sa compagnie. Je comptais également sur ma singularité, entre autres matérialisée par une allure frêle, un style vestimentaire négligé, et une coupe de cheveux qui me valait le surnom de « Louis XIV ». Cependant, ce n'est pas moi qui habitais ses fantasmes lubriques. L'heureux élu se prénommait Albert, un individu âgé de vingt-quatre ans - comme son prénom ne l'indiquait pas. Ce jeune homme se présentait sous une forme affreusement quelconque, une sorte de caricature de virilité du début des années 2000. Trapu, toujours vêtu d'un survêtement, il avait le verbe aussi parcimonieux que sa chevelure. Sa démarche était emplie d'une assurance qui me faisait cruellement défaut. Il ne courait aucun risque d'entendre de la bouche de Céline un « je t'aime bien, mais pas comme ça », s'il lui faisait part de son désir. Moi si. C'est d'ailleurs précisément ce qui s'était produit l'après-midi du trois octobre.

 

Ce revers m'avait considérablement affecté. Je n'avais pas accès au Net, et je ne sortais guère le soir ; l'Argus était donc mon seul champ de prospection possible. Je constatais, une fois encore, que mes caractéristiques n'entraient pas en résonance avec les archaïsmes féminins. J'entendais parfois mes collègues converser. Elles étaient unanimes : les mâles les plus attirants sont des grands bruns ténébreux, confiants, et inaccessibles. Albert était d'ailleurs très distant envers Céline ; cette dernière ne l'intéressait pas le moins du monde. Il stimulait bien davantage son instinct de conquête que moi, qui me présentais comme totalement acquis. Un tel constat décuplait mon amertume : je ne voyais pas comment me réinventer subitement une personnalité, pas plus que je ne m'imaginais défier mon métabolisme, et accroître significativement ma masse musculaire. Une question lancinante me tourmentait : comment parvenir à baiser dans ces conditions ?

 

Mon ami Greg apporta la réponse. « Et si tu allais voir les putes ? », me dit-il au matin du cinq octobre. Six mois plus tôt, un autre ami me l'avait déjà suggéré. J'avais alors décliné : mon orgueil s'accommodait mal de cette solution. Entre-temps, de nouveaux déboires, et en particulier le plus récent, m'avaient rendu perméable à l'option vénale. « Ouais. Je crois que c'est le plus raisonnable », répondis-je à mon camarade. Nous convînmes alors de nous retrouver le lendemain et d'arpenter la Rue Saint-Denis, qui constituait selon lui le principal vivier parisien de prostituées.

 

Pendant des années, il m'avait paru déshonorant de payer pour accéder à un corps féminin. J'avais quelquefois croisé des clients au détour de mes rares flâneries parisiennes. Ces hommes livraient un spectacle répulsif : je ne voulais rien avoir de commun avec ces types vieux et rougeauds en quête de chair fraîche et docile. Les épreuves avaient toutefois malmené mon orgueil. Après réflexion, je me persuadais qu'en définitive, il n'était pas si dégradant de baiser dans ces conditions. La même logique est à l'œuvre lorsqu'un type s'accouple avec une femme matérialiste, plus intéressée par le fric ou le statut social que par la personnalité de son conjoint. De temps à autre, je croisais de tels binômes. Des hommes vilains, chétifs ou bedonnants, étalaient leur réussite en exhibant leur trophée conjugal. Ce spectacle m'inspirait deux réactions. En premier lieu, j'admirais cette faculté masculine à transcender sa condition, à braver les déterminismes, pour conquérir une femme a priori inabordable ; parallèlement, j'éprouvais un fort mépris pour ces femmes qui se réduisaient à l'état d'objet. Le désir féminin, me disais-je, récompense des hommes peu méritants, soit parce qu'ils sont robustes, donc titulaires d'un patrimoine génétique favorable ; soit parce qu'ils adoptent un comportement par essence méprisable, à savoir le machisme et toutes ses déclinaisons. Les mécanismes d'association des corps me paraissaient immoraux. Dès lors, pourquoi me serais-je encombré de scrupules, alors que le plaisir était, enfin, à portée de main ?

 

À l'heure du départ pour la Rue Saint-Denis, j'étais en proie à la plus totale exaltation. J'allais enfin toucher une femme ! J'essayais toutefois de me tempérer : Greg me supposait déjà dégourdi, puisque j'avais prétendu avoir baisé à trois reprises, cinq ans plus tôt, avant de basculer dans la dépression. Être puceau constituait une honte absolue, qui situait ma valeur exacte en tant que mâle : inexistante. Le dernier des hommes, ou plutôt, dans mon entourage masculin, le seul à être privé de sexe. Je devais me rendre à l'évidence : j'incarnais une version juvénile de ces pauvres types que je brocardais quelques années auparavant. L'admettre était déjà coûteux ; être identifié ainsi, même par un individu aussi indulgent que Greg, était encore au-dessus de mes forces. Malgré sa perspicacité, mon ami avait cru à mon baratin. Aussi n'y avait-il pas trace de solennité dans les propos que nous échangions. Culs, nichons, et chattes avaient annexé notre discours. Officiellement, j'allais renouer avec le plaisir, voilà tout.