(RSS)" href="/index.xml" /> Le Roman de l'Etrange Inconnu

Le Roman de l'Etrange Inconnu

1

Les portes de l'étrange s'ouvrent devant Rémy

 

 

Jeudi 5 juin 2014, 0 heure 32.

 

La poignée dorée pivota. La porte s'ouvrit en grinçant légèrement. Une ombre enveloppée dans un vêtement long et ample pénétra dans la chambre obscure. C'est alors qu'une forme bougea dans le grand lit, puis émit un soupir.

L'ombre s'en approcha, tendit une main gantée au-dessus du verre d'eau posé sur la table de chevet et y versa une fine poudre blanche. Bizarrement, elle s'appliqua à laisser choir quelques grains à côté du verre. Puis elle recula vers la porte...

– Hubert, soyez aimable de ne pas allumer la lumière, murmura la baronne von Ruften d'une voix ensommeillée.

L'ombre se glissa à reculons hors de la chambre. Dans le verre, le poison au curare achevait de se dissoudre. [...]

 

– Eh, Rémy, qu'est-ce que tu lis ?

Rémy interrompit sa lecture. Les sourcils froncés, il se tourna vers son jeune frère pour lui répondre :

– Fiche-moi la paix, Kevin ! Tu me déconcentres.

– Tu peux bien me dire ce que tu lis ?

– Un bouquin qu’on m’a donné.

– Qui ça ?

– Un type à la bibliothèque. Bon, c’est fini les questions, je peux continuer ? demanda Rémy, agacé.

Il n’avait pas envie d’entrer dans les détails de cette rencontre insolite qui s’était produite alors qu’il cherchait un roman à sensations fortes, un livre capable de lui fiche une trouille bleue. Kevin se tut quelques secondes, puis reprit son interrogatoire :

– Et ça parle de quoi ce bouquin ?

– C’est un roman policier. J'en suis à la première page. Quelqu'un vient de verser du poison dans le verre d'une baronne.

– Ah ouais ? Elle va se tordre par terre en hurlant de douleur !

– Pas sûr, c'est du poison au curare ; ça te paralyse complètement et tu meurs en dix secondes.

– Tu rigoles ! T'agonises au moins deux heures, tu baves comme une vache enragée et...

– Ça suffit, Kevin ! Fiche-moi la paix et dors !

Rémy se replongea dans sa lecture en pensant : « En tout cas, j'aimerais pas être à la place de la baronne. »

 

[...] Dans le verre, le poison au curare achevait de se dissoudre.

À peine sortie, l'ombre se figea comme alertée par un bruit suspect. Pourtant, le silence était parfait. Un brusque sentiment d'être observé avait saisi l'empoisonneur. Observé ? Par qui ? Le baron, ivre mort, cuvait son cognac au salon et aurait été bien incapable, dans son état, de gravir le grand escalier pour rejoindre son épouse... Cependant, un témoin venait d'assister à la scène. L'empoisonneur le sentait et il en éprouva un profond malaise.

« Se pourrait-il que ce soit... Dieu ? » se demanda-t-il.

Il sourit aussitôt de l'absurdité de cette pensée. Dieu n'était pour lui qu'une risible superstition. Il haussa les épaules et s'éloigna.

Au même instant, la baronne se redressa sur un coude. Malgré l'obscurité, elle saisit son verre d'eau sans tâtonner, en but quelques gorgées... Dans la minute suivante, elle fut prise d'une atroce sensation d'oppression. Elle alluma sa lampe de chevet, s'assit sur son lit, une main sur le cœur. C'est alors qu'elle vit la silhouette dressée devant la cheminée de marbre. Ses yeux s'agrandirent de stupéfaction :

– Mais... Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans...

Les mots se figèrent dans sa gorge. Elle resta immobile quelques secondes, souffle coupé, puis bascula sur le côté. [...]

           

– C'est qui l'assassin ? demanda Kevin en refermant son illustré.

– Comment veux-tu que je le sache ? Je viens juste de commencer. répondit son frère aîné avec irritation.

– Quelquefois on le sait dès le début.

– Eh bien, pas cette fois !

– Moi, quand j'sais pas au début du bouquin qui c'est l'assassin, je vais voir à la fin.

– Pfff ! Ça tue complètement le suspense.

– Pas forcément. Parce qu'il reste à savoir comment la police va faire pour le démasquer.

Rémy réfléchit. Il était tenté de traiter son frère d'idiot, mais il admit en son for intérieur qu'il lui arrivait aussi, parfois, d'aller voir à la fin.

– C'est ça que j'aime bien avec les livres, reprit Kevin. On a toute l'histoire entre les mains. On peut se balader dedans comme si on était dans une machine à voyager dans le temps. Tu te rends compte si notre vie était écrite dans un bouquin, un bouquin qu'on pourrait consulter quand on voudrait ? Je pourrais aller voir comment va se terminer le tournoi de foot, quelle moyenne je vais avoir en français, et puis... quand est-ce que je vais mourir.

Rémy entendit son frère formuler sa propre pensée. Souvent il s'était demandé si son destin n'était pas déjà inscrit quelque part. Cette question était même devenue ces derniers temps l'une de ses grandes préoccupations de jeune adolescent... en plus des filles. Son professeur de géographie, avec lequel il entretenait des relations plutôt tendues, y était sans doute pour quelque chose. Cet homme impatient et brusque accompagnait souvent ses remontrances d'un « C'est écrit, Bastiani, vous n'y pouvez rien. Vous êtes un nul et vous le resterez ! » Hier encore il lui avait lancé sa sentence favorite : « C'est écrit, vous ne ferez jamais rien ! »

Rompant son mutisme, il remarqua :

– C'est drôle que tu parles de ça ; j'ai pensé aux mêmes trucs que toi cette semaine. Peut-être que tout est déjà écrit.

– Et qu'est-ce que tu crois ?

– J'sais pas... C'est possible.

– Moi je crois que c'est vrai, approuva Kevin en prenant un air savant. Par exemple, toi : t'es né idiot, tu le resteras toute ta vie...

– Et toi, patate, c'est écrit que je vais te balancer mon polochon dans la tronche. Tu voudrais l'empêcher que tu pourrais pas. C'est ton futur, mon vieux, t'y peux rien...

Joignant le geste à la parole, Rémy lança une première attaque au traversin. Kevin encaissa le coup en se protégeant de ses bras. Il s'empara du sien pour une contre-attaque fulgurante. La bataille fit rage quelques minutes, puis les belligérants, à bout de souffle, décidèrent un armistice.

Rémy se replongea dans la lecture de son roman. Ne parvenant pas à se concentrer, l'envie le prit de connaître la fin de l'histoire. Il se rendit directement au dernier chapitre.

 

[...] Rémy s'effondra en larmes sur le lit de sa prison. Le tueur secoua tristement la tête et murmura :

– Quelle misère ! Gâcher sa vie de cette façon... 

– Qu'est-ce que vous allez me faire ? s'écria Rémy la voix étranglée de sanglots.

L'homme regarda longuement son poignard, faisant jouer la lumière de l'ampoule sur la lame.

– Tu vois ce qui arrive quand on se mêle des affaires des autres, on ramasse des ennuis. Et quand on se mêle des miennes... on meurt.

Le jeune otage ferma les yeux. Il en était convaincu maintenant, son ravisseur était revenu pour le tuer. Mourir à treize ans, c'est trop con ! Un infernal ballet d'images envahit sa tête. [...]

 

– C'est marrant, il y a un mec qui s'appelle comme moi dans l'histoire, remarqua Rémy.

Silence. Il regarde son frère. Kevin, la tête inclinée sur le côté, son illustré ouvert sur le ventre, était déjà parti au pays des rêves. Rémy reprit sa lecture...

 

[...] Il y eut des souvenirs de vacances, d'école... le visage de Juliette dont il était amoureux. Ensuite défila, pareil à un film, l'épisode de sa rencontre avec L'Étrange Inconnu, à la bibliothèque municipale. Il se revit déambulant entre les rayonnages, à la recherche d'un livre à sensation forte, quelque chose de costaud, qui fasse vraiment peur. Puis il revécut avec intensité ce moment où l'homme se présenta à lui... Qu'aurait-il fait s'il avait su que les portes de l'étrange venaient de s'ouvrir devant lui ? [...]

 

Rémy referma brutalement son livre. Il était blême. Une vague de frissons lui parcourut le corps.

– Ça veut dire quoi ce truc ? C'est dingue !

Il était lui-même amoureux d'une camarade d'école qui se prénommait Juliette. Comme le héros, il avait rencontré un Étrange Inconnu à la bibliothèque municipale, dans des circonstances incroyablement similaires. C’était hier mercredi dans l'après-midi, à la bibliothèque municipale. Un individu des plus singuliers l’avait abordé...

La porte de la chambre s’ouvrit. Le visage de madame Bastiani apparut.

– Extinction des feux…