(RSS)" href="/index.xml" /> Les cigognes ne se trompent jamais d'adresse

Les cigognes ne se trompent jamais d'adresse

Le baron de Varel avait vu beaucoup de phénomènes dans sa vie, mais une jeune femme aussi avenante interprétant de mémoire (du moins, c’est ce qu’il croyait) un morceau de son cher Wolfgang Amadeus, jamais ! Il se sentit un moment dépassé. Certes, elle était loin d’égaler Maria Joao Pires ou Martha Argerich, il releva même quelques fausses notes, mais elle respectait l’esprit de cette musique qui n’avait cessé de le séduire depuis le jour où, alors qu’il devait avoir dans les 10 ans, ses parents lui avaient offert sa première cassette enregistrée pour le divertir d’un séjour forcé à l’hôpital.

Elle termina sa performance sous les yeux ébahis des serveurs qui se demandaient s’ils devaient la rappeler à l’ordre. Mais son numéro n’avait duré que trois à quatre minutes, pas de quoi monter au créneau.

Elle reprit sa place à table, le sourire modeste. Alexandre la félicita et ils trinquèrent de nouveau.

 

Quand on apporta le faisan à la brabançonne, ils avaient déjà bu deux verres du Saint-Emilion grand cru. C’était la dose quotidienne du baron, mais il ne pouvait pas en rester là. Il lui faudrait boire au moins un troisième verre pour ne pas déchoir dans l’estime de son invitée. Peut-être même un quatrième…

-          Vous aimez les chicons ? demanda-t-il.

-          Les quoi ?

-          Les chicons. Oui, je sais, les Français parlent « d’endives », mais ici, ce sont des chicons ou des witloof en néerlandais.

-          Ah ! ce légume ? fit-elle en indiquant son assiette. C’est délicieux, Alexandre.

-          C’est une culture typique du Brabant flamand. Chez nous, en Brabant wallon, nous ne le produisons pas. Savez-vous que les enfants le détestent ?

-          Et je suppose que, devenus adultes, ils en raffolent ?

-          Exactement. Et le faisan, comment le trouvez-vous ?

-          Très tendre. Mais… si vous voulez mon avis…

-          Je le veux, assurément.

-          C’est un faisan d’élevage. Pas le moindre petit plomb dans sa chair et je serais fort surprise d’apprendre qu’il y en ait chez vous.

-          Bravo, Martina ! Vous êtes très futée, je me demande s’il y a moyen de vous apprendre quelque chose.

-          Mon père est un invétéré disciple de Nemrod et je l’ai accompagné souvent à la chasse. Mais j’en ai fini avec ce sport. Mon dada, maintenant, ce sont les chevaux et le polo.

Il ne releva pas ce dernier détail alors qu’il aurait dû s’en étonner, car le polo n’est guère pratiqué sous nos latitudes et encore moins par les jeunes filles. Il avait trop envie de parler de sa passion, la chasse.

-          Vous tirez quoi, dans vos montagnes ? Le bouquetin ?

-          Certainement pas ! Le bouquetin des Alpes est protégé. Comme gros gibier, nous chassons le chamois, le cerf rouge, le chevreuil et le sanglier. Un peu comme chez vous, à part le chamois.

-          Et à part que, chez nous, les cerfs ne sont pas rouges…

 

Il se mit à rire et Martina fit de même, non sans rectifier tout de go, jouant avec ses cheveux :

-          Nos cerfs ne sont pas rouges non plus. Ils ont la même robe que les vôtres.

-          C’est donc que vous êtes daltoniens !

-          Sans doute. Ah ! vous êtes drôle, Alexandre.

-          Et puis, si vous me le permettez, les trophées des cerfs des Ardennes sont beaucoup plus beaux que les suisses. Il n’est pas rare de tirer une médaille d’or en Belgique !

-          Ce serait bien la première fois qu’un Belge ramènerait une médaille d’or de quelque part, répliqua-t-elle gentiment.

Elle fut prise d’un fou rire qui, soudainement, lui réchauffa le cœur. Le troisième verre d’Alexandre était presque vide. Le serveur s’approcha et le remplit, sans se soucier de la journaliste qui, depuis un moment, ne buvait plus.

-          Vous avez aussi des coqs de bruyère, mondialement connus ! 

-          Oui, le fameux tétras lyre. Très difficile à observer, et de plus, il vit à 2000 mètres d’altitude. Je ne suis pas prêt d’en tirer, vous savez, j’aurais l’impression d’agresser la nature. Pas plus que je n’irais chasser l’ours en Slovaquie ou dans les Carpates, comme le fait régulièrement mon père. Non, la chasse, ce n’est plus mon truc. Les chevaux, oui, et… la  cuisine !

-          Vous menez toutes ces activités de front ?

-          Je m’organise, Alex, comme vous.

-          Alex ? Personne ne m’a encore appelé Alex. Mais, va pour Alex !

Ce diminutif faisait plus jeune et ce soir, le patron de Cébévé regrettait ses vingt ans perdus.

-          Tenez, puisque vous êtes gourmand – oui, ne le niez pas, c’est une chose connue – je vais vous donner une recette de notre chef Benoît Violier : la grive musicienne refroidie ! Vous mettez quatre grives au sel, vous les cuisez dans de la graisse d’oie, vous glacez les filets avec une gelée au pineau des Charentes, vous déposez quelques châtaignes cuites au bouillon sur les grives confites, vous recouvrez de fines bandes de courgette… Un régal ! Demandez à votre cuisinier de vous la préparer.

-          La graisse d’oie… Vous voulez me faire grossir ?

Indifférente à la remarque, Martina beurra un morceau de son petit pain et l’avala. Mais une miette trouva refuge dans son décolleté. Elle lécha son majeur et la récupéra, augmentant encore l’émoi du financier.

Ils terminèrent leur faisan et Alexandre but son quatrième verre. Martina l’observait se détendre. Lui-même se demandait pourquoi il éprouvait tant de plaisir à se libérer en compagnie d’une jeune femme qu’il avait rencontrée la veille et dont il ne savait toujours pas grand-chose, sinon qu’elle était habile et douée. Il se rendit compte, par un mouvement de son buste, qu’elle avait une poitrine avenante qui valorisait l’ensemble de son corps. Il pensa à Patricia qui allait fêter son cinquante-cinquième anniversaire. Si elle avait conservé son allure et sa prestance, sa fraîcheur avait peu à peu disparu. La présence et la proximité de Martina créaient tout à coup un manque. Ne s’était-il pas privé de certaines joies au cours de ces années de travail et de conquêtes économiques ?

Un serveur leur proposa un café.

-          Volontiers. Et un thé citron pour monsieur. Je propose qu’on le prenne au bar.

-          Au bar ?

-          Oui, on y sera mieux, vous ne pensez pas ? Voyons Alex, détendez-vous.

Au bar, ils trouvèrent un canapé de cuir et elle s’y lova dans la pénombre, les jambes repliées sous elle, laissant apparaître les semelles de cuir rouge de ses escarpins Louboutin qu’elle fit ensuite tomber sans bruit sur le tapis.

L’expresso et le thé furent trop vite consommés. Alexandre se sentait bien. Il n’avait pas envie qu’elle s’en aille. Mais comment la garder près de lui une ou deux heures de plus ?

-          Je suppose que vous aimez le champagne, dit-il.

-          J’adore le champagne, mais je suis très difficile.

-          Si c’est le cas, vous n’allez pas être déçue. Montons dans ma suite, je vais commander un Dom Pérignon de derrière les fagots et nous le dégusterons en toute tranquillité.

-          Quelle bonne idée, Alex !

 Ils se levèrent, traversèrent la salle et gagnèrent les ascenseurs.