(RSS)" href="/index.xml" /> L'homme qui aimait les tueurs

L'homme qui aimait les tueurs

1.

 

LE BARBECUE DE SAINT-MAUR, PRINTEMPS 2007

 

Toute cette histoire avait commencé de façon agréable et inattendue. C’était la première fois que je refusais carrément de m’occuper d’une affaire. J’avais même mis beaucoup d’énergie dans ma façon de refuser. Ce qui n’était pas habituel. J’avais plutôt coutume de dire « non » en présentant tellement d’inconvénients que l’autre prenait lui-même la décision qui m’arrangeait. Je ne savais pas alors que les refus ont parfois valeur de promesse. Ce doit être ça la culpabilité. La théorie de l’engagement¹ développée par Beauvois et Joule dans leurs travaux sur l’influence.

Le côté agréable : nous étions invités par Aufield, chez lui.

— J’organise une fête. On profite du soleil pour essayer le nouveau barbecue, vous en serez Gontier ?

 

1. Selon cette théorie, l’individu rationalise ses comportements en adoptant après coup des idées sus- ceptibles de les justifier. On la trouvera exposée en détail dans Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, PUG, Grenoble, 2002.

— Si vous m’invitez, je me ferai un plaisir.

— Vous viendrez avec madame et jeune fille ?

— Madame seulement, jeune fille, Meleda est en Suisse, chez sa grand-mère.

— La mère de votre épouse ?

— Tout juste, mais dites-moi, mon cher commissaire, y a-t-il une raison particulière à cette fête, ou bien… ?

— La raison : je quitte Saint-Maur, ça justifie un arrosage. Et puis l’été, l’envie de voir des amis.

— Vous quittez Saint-Maur ?

— Oui, la rotation habituelle des effectifs avec une petite promotion à la clé.

— Vous allez être divisionnaire alors, si mes calculs sont bons, et dans quelle région ?

— Pas très loin. Je ne vous donne pas l’adresse tant que ce n’est pas officiel. Mais je reste dans la région.

— Bon, c’est d’accord, nous viendrons. Je pense pouvoir m’en- gager pour Margaux. La période est assez calme pour elle, elle est pratiquement en vacances.

 

J’allais raccrocher, lorsqu’il aborda le sujet délicat. Mais j’ignorais alors qu’il l’était, délicat.

— Ah ! Dites, je vais inviter un collègue. Quelqu’un qui désire vous rencontrer. Ce… Un type un peu spécial.

— C’est quoi spécial ?

— Psy…

— Psy ? Psychologue.

— Non, plutôt de l’autre côté de la barrière… Un peu… psy mais dans le sens pas clair, vous voyez ce que je veux dire. C’est un collègue. Un commissaire qui n’a jamais vraiment été commissaire.

— Un commissaire qui n’est pas commissaire ?

— Un type bien, au départ, bon QI, bon élève à l’ENSP. — L’ENS quoi ?

— L’École Nationale Supérieure de Police.

— Ah ! D’accord.

— Oui, pardonnez les sigles. Bref, bon élève, quelqu’un de promis à une brillante carrière, bien noté, bien vu de tout le monde. Le futur flic idéal.

— Et l’idéal s’est cassé la figure.

— Oui, et drôlement, même ! Il s’est occupé d’une affaire d’enlèvement d’enfant. Un truc odieux, une jumelle enlevée et rendue en morceaux à sa famille. Normalement, il n’aurait pas dû être chargé d’un truc aussi lourd, mais les problèmes d’effectifs, plus les hasards du calendrier, ont fait que… Comme c’était un prodige, la hiérarchie a laissé faire.

— Les inconvénients d’être un prodige.

— Pensez donc ! Un type comme ça, il va s’en sortir haut la main… Et bien non ! il ne s’en est pas sorti du tout. C’est lui, Macarie – il s’appelle Sylvain Macarie –, qui s’est retrouvé en première ligne. Il a pris toute la pression sur ses épaules. Épaules qui étaient beaucoup plus frêles que ne le croyaient les chefs. Gros QI mais petite résis- tance au stress. Il ne s’en est pas remis.

— Ça peut se concevoir. Surtout si sa hiérarchie l’a abandonné.

— Oui et non, c’est aussi le boulot. S’il n’est pas capable d’encaisser ça…

— Il a été suivi ?

— Oui ! Il a vu le psy du service. Ça s’est mal passé, il l’a envoyé péter et actuellement il paraît qu’il voit quelqu’un en privé.

— C’est plutôt bon signe.

— Peut-être, c’est vous le spécialiste. Mais bon, il a entendu parler de vous, de ce que vous avez fait, vos enquêtes acrobatiques, votre formation de psy… et il aimerait vous rencontrer.

— Dites, s’il a entendu parler de moi, c’est par qui ?

  Peut-être un peu par moi… Mais vous êtes connu de mes collègues, mon cher Gontier. Vos exploits ont fait le tour de notre grande maison. Pensez ! un compatriote qui réussit à être recherché par tout le FBI, et qui se fait féliciter par ce même FBI¹. C’est rare !

 

Il avait construit au fond du jardin une jolie petite bâtisse en briques rouges surmontée d’une toiture en tuiles. Le plan de travail occupait tout le devant de la construction. Le cuisinier était à l’aise, rien ne venait le gêner, la viande à main droite, les épices dans les logements en dessous…

— Le foyer a un tirage du feu de Dieu, expliquait fièrement Aufield en retournant ses grillades, l’idéal pour les assemblées un peu importantes, comme celle d’aujourd’hui.

J’avais engagé la conversation avec ceux des invités que je connaissais, les voisins, déjà. Les collègues de travail du commissaire, je les connaissais moins.

Ce fut lui, notre hôte, qui vint me présenter un

 

 

1. Allusion à des aventures que le commandant Gontier n’a pas souhaité rendre publiques. « Le moment n’est pas encore venu », a-t-il déclaré à son mémorialiste.

type à l’allure sympathique et timide. Une sorte de Woody Allen jeune, peut-être plus gêné que timide, je ne savais pas trop quel qualificatif pouvait lui convenir. Il faisait bon, tout le monde évoluait en chemisette, en tee-shirt. Tout le monde, sauf lui. Le timide avait conservé son blouson, un cuir. Il devait avoir chaud ou envie de se protéger. Il tenait les mains fermement calées dans ses poches.

— Gontier… Mon collègue Sylvain Macarie, dont je vous ai parlé. Macarie… Gontier dont je vous ai parlé aussi. Voilà, bon eh bien maintenant que vous vous connaissez, je vous laisse discuter, j’ai à faire. Les saucisses m’attendent. Je regardai Aufield filer à ses occupations et me tournai vers Macarie.

— Vous êtes collègues alors ? La conversation devait bien débuter de quelque manière.

— Oui… oui on est collègues.

Il était brun, châtain très foncé. Ses yeux devaient être marron, j’avais du mal à distinguer derrière les reflets de ses lunettes. Ses cheveux devaient se souvenir avec émotion des rares passages du peigne. Il pouvait être légèrement frisé, difficile à dire, une tronche surmontée d’un amoncellement capillaire totalement livré à lui-même. Il était à peu près de ma taille, un, deux centimètres de moins. Il paraissait plus petit, son air timide, effacé. Il n’avait toujours pas sorti les mains des poches de son blouson, si ce n’est dans un bref éclair pour serrer celle que je lui avais tendue.

— Ça fait longtemps que vous vous connaissez, vous, Aufield ?

— Oui, assez longtemps.

Ça promettait ! Macarie ne fit pas d’autre effort de conversation. Il me regarda un instant puis resta silencieux à mes côtés. Ça s’annonçait de plus en plus facile !

Je m’efforçai de rompre le silence par d’autres banalités, le temps, beau, printanier… Il allait faire chaud, les journalistes avaient parlé de risque de canicule. La politique, et pour vous, dans la police, le résultat des élections change quelque chose ? Nous sortions d’une période électorale et le sujet était encore chaud, normalement il y avait là matière à échanger… Mais rien n’y fit, peut-être le devoir de réserve imposé aux fonctionnaires bridait-il mon interlocuteur jusque dans les commentaires sur la météo ? C’est vrai que le risque de canicule pouvait rapidement devenir une affaire d’état ! Macarie m’écoutait, acquiesçait légèrement par un jeu de mimiques à la limite du perceptible. J’avais l’impression que j’aurais pu lui dire absolument n’importe quoi… que rien ne pouvait l’émouvoir, qu’il aurait approuvé de la même façon. J’eus envie d’essayer un sujet que je ne connaissais pas, pour voir, lorsque son regard s’alluma à l’apparition d’une jeune femme, une très jolie jeune femme.

— Ah ! Tina, voici Monsieur Gontier.

— Bonjour, fit Tina.

— Bonjour… Heu, Tina. Je serrai la main qu’elle me tendit. Une poignée de main franche, décidée.

 

On était immédiatement captivé par le sourire de Tina, éclatant, communicatif, joyeux. On découvrait tout de suite après le sourire, ses yeux pétillants, malicieux, un marron léger, j’aurais dit couleur ambre.

Elle était jolie, mince, élégante, un bustier noir gansé de blanc mettait en valeur ses épaules, la finesse de son cou. Elle portait un seul bijou, une perle en sautoir. Elle n’avait besoin de rien d’autre pour mettre sa beauté en valeur. Ses cheveux bruns, mi longs encadraient un visage énergique, épanoui. Un maquillage discret, en jean, elle tenait plus de la sportive que de l’habituée des frivolités.

Elle semblait être le contraire de Macarie. Un feu d’artifice d’énergie et d’explosions vivaces à côté d’une insondable profondeur mélancolique. Je n’étais toujours pas certain du qualificatif. Peut-être était-il mélancolique, peut-être pas.

Elle, elle était la lumière, le brillant, le vivant, la vitesse. Tout en lui était, était comment déjà ? Triste, profond, lointain, réfléchi… Peut-être, bien réfléchi, mais trop réfléchi alors. Il me donnait l’impression d’avoir pris tellement de coups sur les doigts qu’il en était arrivé à considérer toute communication comme une prise de risques. Il semblait faire partie de ces gens dont on ne peut pas dire : « je les connais ». Impossible à cerner, gagnant certainement à être connu… mais au bout de combien de temps, un, deux siècles ? Mystérieux !

Elle devait lui communiquer de sa force. Il prit appui sur sa présence pour parler. Il s’adressa à moi. J’eus le sentiment qu’il poussait à ma connaissance une quantité énorme de réflexions. Toute une masse non dégrossie de torture neuronale dont seuls sont capables les psychanalystes débutants. Pour lui, il ne devait pas y avoir de doute, ses réflexions étaient abouties, elles étaient sérieuses. Elles avaient nécessité des jours, des semaines, des mois de cogitation. Un travail démesuré, des tonnes de réflexions, je ne pouvais qu’écouter.

Pour lui, ce qu’il avait à me dire était forcément étonnant. Les mots étaient simples, mais les racines étaient profondes. Tout ce qu’il avait à me transmettre venait de très loin, des limites de l’inconscient freudien… Malheureusement – ou heureusement ! –, il ne me donna pas toutes ses réflexions, il n’avait pas le temps, ce n’était pas le bon endroit. Bref, je ne pus voir que la face apparente de l’iceberg. Le contexte n’était pas favorable aux confidences, il fut pénalisé par l’ambiance garden-party. Ses déductions, les résultats, je n’accrochais pas, je ne le prenais pas au sérieux…

— Aufield a dû vous dire que j’ai eu à m’occuper d’une enquête qui m’a beaucoup affecté, qui m’a fait peur…

— Aufield m’a parlé effectivement d’une enfant qui avait été enlevée. Vous avez eu peur dites-vous ?

Ça sentait la psychanalyse de reality-show et la psychanalyse de reality-show me fait fuir. Je pris involontairement de la distance, il dut le sentir.

— Oui peur, Monsieur Gontier, peur de moi.

Il se décida enfin à sortir une main d’une poche, me prit timidement le coude et me poussa ostensiblement vers un coin du jardin inoccupé. Il voyait bien que l’odeur des merguez et les plaisanteries grivoises jouaient contre lui. Je n’avais pas envie d’aller là où il m’emmenait. Je n’avais pas envie de l’écouter. J’avais envie de partir en vacances avec Margaux et Meleda, d’aller me tremper les doigts des pieds dans de l’eau tiède, de…

— Peur de moi, Monsieur Gontier. Si j’avais envie d’être drôle, je parlerais du côté obscur de la force. De ce chacun de nous qui…

J’étais de plus en plus certain de ne pas avoir envie d’entendre, l’allusion au Jedi était la goutte d’eau que je n’aurais pas dû recevoir. J’étais en train de fuir la conversation, de me boucher les oreilles. Tout ce qu’il avait à dire ne comptait plus. « Le côté obscur de la force ! » Tina était restée là où nous avions échangé une poignée de main. Je l’apercevais du coin de l’œil. Elle suivait notre progression dans le jardin.

— Je suis en thérapie et…

— Un thérapeute indépendant ?

— Oui… la police m’avait proposé quelqu’un, mais j’ai préféré choisir. Et puis j’avais l’impression de…

Il s’arrêta brutalement. Me fit face. Il me cramponnait le poignet droit. Je sentais la pression de ses doigts, il devait être assez fort malgré les apparences. Je voulais être ailleurs. « Monsieur Gontier, j’ai besoin de vous, de votre double compétence. »

— De ma double compétence ?

— Oui, je voudrais que vous enquêtiez sur quelqu’un. Je soupirai

— Non, Monsieur Macarie, je ne suis pas flic, je ne suis pas détective et… Je m’occupe d’entreprises, de renseignements pour des entreprises et…

— J’ai besoin de vos compétences d’enquêteur et de psy. Aufield m’a dit le plus grand bien de vous. Je, je voudrais que vous enquêtiez sur… je…

— Non, Monsieur Macarie, les rares fois où j’ai dû enquêter pour des particuliers…

Je ne pouvais pas dire que ça avait été une catastrophe puisque ça avait donné des résultats, et même des résultats positifs. Mais je ne voulais pas être détective. Je n’étais pas détective. J’avais choisi, en quittant l’armée, un boulot que j’aimais et je ne voulais pas en faire un autre. Et puis ce n’est pas mon métier.

— Un serial killer, Monsieur Gontier, un tueur en série. — Un tueur en série ? Mais vous êtes policier et sûrement mieux placé que moi pour traquer ce genre d’individu.

— Je veux que vous enquêtiez sur moi, Monsieur Gontier. J’ai peur d’être ce tueur en série. Je voudrais que vous me suiviez. Je veux être assuré que… Comme si deux parties de moi-même se…