(RSS)" href="/index.xml" /> Vingt secondes et tout bascule !

Vingt secondes et tout bascule !

Août 2003

 

Après avoir séjourné quatorze jours dans un coma sédatif et cauchemardesque et après avoir réappris à respirer, à manger et à boire, à m’alimenter, à cuisiner, à me laver, à m’habiller, à colorier et à écrire grâce à l’ordinateur, je suis en train d’apprendre à marcher. Même si ma progression ressemble encore à celle d’un ivrogne, je me déplace déjà seule à l’aide d’une tribune sous la patiente surveillance du kinésithérapeute.

De plus, je réapprends à dessiner de belles lettres rondes, j’acquiers ainsi une écriture plus lisible que celle que j’avais auparavant. Chaque jour, je découvre de nouvelles possibilités fonctionnelles tant au niveau de mon visage et de mes yeux qu’au niveau du corps tout entier. Et même si le découragement me guette, je persévère, encore et toujours.

 

À peine sortie de la phase de réveil, j’essaie d’attraper le perroquet au-dessus de mon lit d’hôpital, tel un bébé qui tente d’attraper le jouet qui pendouille au-dessus de lui, devant son nez, dans son berceau.

Je découvre mes doigts, je les regarde, je les bouge péniblement, je joue lentement, je ne sais ce qui m’y pousse, je suis heureuse, je m’émerveille devant chaque nouvelle  « victoire ».

Je pense avoir un peu de temps pour me reposer.

Je n’ai pas encore réalisé que ma vie a basculé.

Je ne sais rien, je ne peux même pas imaginer. J’ai du temps libre. Je veux écrire. Je veux décrire ces cauchemars qui m’assiègent. Entre le « vouloir » et le « pouvoir »…

 

Je ne sais pas à quoi je ressemble. Dans le miroir, je vois une « squaw ». Elle porte un masque blanc sur le visage. Est-ce bien moi ? Un turban blanc me ceint la tête, le dessus de mon front est rasé pour poser les deux drains qui permettent à l’afflux de sang de s’évacuer…

Je m’imagine…

Je revois mes enfants pour la première fois, je suis surexcitée. Mon homme, mes parents et mes sœurs les avaient protégés jusque-là.

maintenant je les imagine…

 

Maman m’a raconté, six ans plus tard, la première entrevue à l’hôpital avec mes filles… Je ne me souviens de rien… L’aînée regardait par la fenêtre sans se retourner, la cadette se réfugiait dans les grands bras de son papa.

 

Toujours d’après ma mère, quelques instants après cette première visite, mon mari est revenu auprès de moi, m’amenant chacune d’elles séparément.

 

Je les imagine…

 

Un autre jour, lors de la deuxième entrevue, ma fille aînée est venue se coucher dans mon giron sur mon lit d’hôpital. Ma seconde fille ne quittait pas les grands bras…

 

Je ne me souviens pas…

 

Je veux attraper ce foutu « perroquet » pour m’asseoir. j’ai de  « l’énergie à revendre ».

Je ne sais pas que, depuis mon accident, j’affiche un horrible rictus qui, en plus, s’accentue lorsque je souris.

 

Quand elles apparaissent, je pense leur offrir mon plus beau sourire. Or, elles ne peuvent voir que l’expression déformée de mon visage.

 

Maintenant je nous imagine…

 

Je suis tellement contente de les revoir ! Mais elles détournent le regard. Je peux les comprendre. « Quelle boutique, la vie ! », comme dit leur père.

 

Je suis très étonnée de leurs réactions apeurées. Elles ne me reconnaissent pas. Je dois les apprivoiser. Je ne comprends pas, moi, leur maman…

 

Oui, je les ai « caressées » dans mon ventre, oui je les ai « bercées » sur mon sein, oui, je les ai allaitées, pendant trois longues années, chacune. Comme vous avez porté vos enfants, j’ai porté les miens. Comme vous, j’ai joué avec eux. Comme vous, j’ai voyagé avec eux. JE NE SAIS PAS encore que mon coma a duré quatorze jours. JE NE SAIS PAS que mes petites ne m’ont pas vue pendant un mois.

 

Une « squaw » donc. Deux nattes noires entourent mon visage, reprenant mes longs cheveux laissés à l’arrière. L’arête de mon nez me semble encore endormie sous le bandage de mon œil gauche. Œil qui ne se ferme plus du tout. Le côté gauche de mon visage est paralysé à 80%.

 

Je découvre petit à petit ce qui s’est passé et chemine de surprise en surprise.

 

 

Six mois après l’accident, au Centre de revalidation, quand je suis envoyée chez l’ophtalmologue, l’horaire est serré.

                                                          

Des infirmières me réveillent vers 6h45. S’ensuit, comme pour vous, un brin de « toilette » ; enlever ma « toilette » de nuit pour enfiler ma « toilette » de jour ; aller aux toilettes… Alors que ces actions seraient faites en un temps record par vous, il me faut environ une heure… pour réaliser ces exploits et rejoindre le réfectoire, qui ouvre ses portes à 8h.

 

De ma chambre, je me déplace à l’aide d’une tribune à roulettes (« rolator ») jusqu’aux ascenseurs. La camionnette-taxi du Centre part à neuf heures. Depuis la porte du centre, je suis transportée en chaise roulante… Et déjà, je n’aime pas cela. Dans la chaise roulante, je perds mon indépendance.

J’ai l’impression de ne plus exister aux yeux des autres, malgré la bonne volonté de mon accompagnatrice, toujours prévenante, douce et expérimentée.

Je suis comme un oisillon sorti de l’œuf. Je me sens vulnérable. D’une vulnérabilité extrême.

Mais cet « engin » me freine.

Me freine vraiment.

Dans mon évolution.

Je m’entraîne moins à marcher…

Mon rythme n’est pas une notion mentale abstraite…

La chaise roulante se révèle très pratique pour les pousseurs valides qui aiment se promener avec moi à leur rythme. Mais peuvent-ils imaginer ce que je ressens ? Non, moi seule le peut.

Je n’aime pas me laisser conduire… Je me sens comme enfermée dans une poussette d’enfant.

Une « poussette-bouclier ».

La poussette est souvent utilisée comme un Caddie de grand magasin. « On » la pousse pour ouvrir le chemin. « On » vous pousse. « On » l’oublie n’importe où. « On » vous oublie. « On » la parque devant un mur. « On » vous parque devant un mur.

J’ai très peur de la dangerosité provoquée par l’utilisation de la chaise roulante, ajoutée à ma propre vulnérabilité… Il n’y a aucun confort pour moi dans une chaise roulante, j’y suis perturbée mon manque d’équilibre, décuplé, causé par les mouvements de la chaise roulante.

Dans une chaise roulante classique, commune, mes bras ne me servent à rien, ils sont plus que maladroits pour faire tourner les roues. Dans une chaise roulante électrique, ma vision « sans profondeur », ajoutée à ma vision « double » m’empêchent de me diriger.

Aussi, ne puis-je profiter vraiment d’une balade en chaise roulante, car je ne vois pas grand-chose. Le paysage défile trop vite devant mes yeux…

Ma vue ne me permet pas de percevoir les choses à la vitesse supersonique d’une chaise roulante. J’en attrape le tournis.

Par ailleurs, je n’aime pas le « contact sur deux niveaux ».

Moi, assise, vous, debout.

Cette situation ne favorise pas les contacts. Sans oublier que je suis exclue de toute conversation. À moins de me contorsionner ou d’attraper un torticolis…

Tourner sans cesse le dos à votre interlocuteur n’a rien d’agréable. Faites le test.

Alors, chacun reste dans son monde… s’y réfugie. Même si s’asseoir dans une chaise roulante semble être une solution de facilité. Je n’ai donc pas envie de consacrer du temps et de l’énergie dans une relation qui me frustre.

Moi…

J’ai envie…

J’ai besoin de parler à mes amis, très simplement ou naturellement. Je recherche les situations quotidiennes dans notre société : être côte à côte, pour se parler.

Être dans une chaise roulante n’est pas un plaisir, n’est pas une détente. Ce n’est qu’un pis-aller. Je ne pourrai pas profiter pleinement du « petit chemin de terre ». Je dois prévoir à la place du pousseur, plein de bonnes intentions, s’il est freiné par un chemin de terre boueux. Ou le « non-écrabouillage » des pieds d’un piéton s’arrêtant devant moi. Voire la fatigue du pousseur qui rend la fin de la balade beaucoup plus ardue.

Lorsque je me sens mal, je peux aussi devenir agressive, même si cela relance la douleur.

Je me suis promis de ne plus accepter de longues visites en chaise roulante.

Le temps passe plus rapidement quand on est occupé. Le temps passe très lentement quand on ne l’est pas. C’est la relativité du temps. En dehors de chez moi, je me sens comme un petit enfant qui a besoin d’une surveillance-présence continue pour être rassuré. 

Actuellement, je ne me sens pas rassurée en chaise roulante, plutôt emprisonnée.

Peut-être « difficile à imaginer » pour vous.

La chaise roulante est à mon sens plus pratique pour la personne qui me pousse, et le confort de cette personne passe inconsciemment avant le mien.

Pour les déplacements lointains, pour toutes ces raisons, la promenade en voiture reste encore la meilleure solution, à condition de rouler lentement quand on veut admirer, à condition d’oser s’arrêter en s’inventant des stationnements de rêve. De plus, le « facteur-fatigue » n’intervient pas, et, grâce à la fermeture des vitres, pas le moindre courant d’air.

Je connais mes « impossibles » actuels. M’en tenir à la marche à pied peut paraître plus audacieux, voire plus téméraire de ma part.

Pour moi, c’est surtout plus conforme à ma réalité.

En marchant. JE CHOISIS de me déplacer à la vitesse adéquate, adaptée à ma vue, à mon ouïe.

Je vois, je perçois, j’entends, je hume, je touche beaucoup mieux ce qui se trouve tout autour de moi lorsque je suis en station debout.

Lorsque je marche, le simple fait de demander un arrêt pour me reposer me rapproche de la personne qui m’accompagne.

J’ai très peur de la passivité et de la dépendance à se laisser conduire.

Tant que j’aurai des jambes, je les utiliserai !

Pour éviter la chute, je dois imposer ce rythme très lent, qui est le mien dorénavant. Chose délicate et ingrate. En marchant, jambe contre jambe, la personne comprend mieux mon rythme, mes arrêts, mes ralentissements, et les ressent dans ses propres jambes.

J’aime ce contact. Je me sens accompagnée. Dès lors, mon rythme n’est plus une notion mentale abstraite.

Mon entourage est bien souvent déconcerté devant les précautions que je prends. En effet, pour satisfaire bon nombre de mes besoins et parer aux maladresses éventuelles des autres, avant de partir en promenade, je dois préparer trente-six éléments différents : bonnet (pour protéger mes oreilles), lunettes de soleil et pommade ophtalmique (pour mes yeux malades), biscuit (pour éviter le malaise dû à une fringale imprévue), etc. Bref, je ressemble au sherpa s’apprêtant à escalader le Mont Blanc.

Mon rythme n’est plus une notion mentale abstraite…

Je me sens comme l’enfant qui se hisse sur ses jambes pour… mieux voir… mieux être…

ÊTRE DEBOUT

La personne qui me conduit s’occupe alors de m’inscrire à la consultation et de me placer près de la porte du cabinet médical.

Là, il y a toujours foule, la salle d’attente est bondée. Je trône dans ma chaise roulante, légèrement surélevée par rapport aux sièges des autres. Commence alors une longue attente, pendant laquelle je suis dévisagée. Je sens des regards furtifs capter mon apparence, une curiosité angoissée à mon égard.

Pour me distraire de l’attente interminable, je regarde avec le flou artistique de mes yeux. Flou ? Néanmoins esthétique. J’imagine d’autres couleurs aux murs, je me plais à deviner la structure de base du bâtiment et m’y balader.

Ainsi, lors de ma sieste, à l’étage, au dénommé B1 du Centre, lorsque je ne dors pas, je m’ennuie et j’aime me promener « mentalement » ou « virtuellement  » dans le bâtiment… J’en mémorise la structure.

C’était ma manière de courir vite dans les corridors, ou d’y flâner.

 

Je me vois toujours comme j’étais auparavant. J’apprends à regarder les objets, leur découpe, l’espace qui les entoure. J’apprends à attendre, car je passe souvent en dernier lieu.

 

Lorsque le rendez-vous est fixé en dehors des heures de repas, je demeure bien calme, posée (c’est le mot qui convient).

 

Je peux regarder la nature à travers une vitre pendant des heures. Je m’envole dans de longues contemplations.

 

Puis vient mon tour. L’ophtalmologue et mon dossier médical m’attendent. C’était le seul endroit où je me promène dans le monde extérieur. J’essaie de m’exprimer, mais le médecin ne prend pas le temps d’essayer de traduire mes paroles. Pourquoi ? Craint-il de perdre du temps ? Préfère-t-il croire que je ne sais pas m’exprimer ? Il m’ausculte et pose les questions à la personne qui m’accompagne.

 

Souffrance.

 

Une autre qualité que j’apprivoise très naturellement est la confiance. Je ne vois presque rien. Pour avancer dans ma rééducation, j’ai compris que la confiance est « la » condition sine qua non. Je fais confiance à la parole de ma kinésithérapeute, de la personne aidante, ou de l’infirmière.

 

Dans chaque œil, j’ai un nystagmus. Les images que mes yeux perçoivent sont en perpétuel mouvement. Je peux donc, sans m’ennuyer, regarder pendant des heures une même chose. L’image clignote toujours assez rapidement surtout quand je suis nerveuse ou stressée. Je ne connais plus la photographie, je ne connais plus l’image immobile ou inerte.            J’ai un cinéma très « perso », permanent, constitué d’images mouvantes. J’ai appris à voir avec la caméra qui bouge sans cesse.

 

Je décode les objets, les personnes, les situations. J’étais récemment à un spectacle où j’entendais ma fille jouer et chanter. J’étais obligée de questionner ma mère par gestes. À gauche ? À droite ? Je ne parvenais pas à localiser ma fille. Lorsque je bougeais la tête très vite, le nystagmus augmentait et les tremblements de la tête aussi. Je perdais l’image. Je ne voyais plus rien.

 

Je me souviens de l’arbre en face de ma chambre au Centre de revalidation. J’ai eu le temps de l’admirer. De percevoir l’influence des saisons. Lors de l’atelier du matin, au Centre, je peignais des arbres. La brillance de l’aquarelle me ravissait.

 

De beaux nuages blancs avançant lentement, majestueux, résument en moi le calme, la paix, le repos. Je vois. Je vais au rythme des nuages.