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Salle d'attente

Vision glauque d’une salle d’attente comme il en existe des milliers. Arbitraire. Étalage de magazines vieillis sur table basse. Figures de cosaques flétris en quête de potions miracles. Espoirs de certificats. D’infusions sur canapé. De sommeils réparateurs. De bains chauds. De soirées prolongées. De désordre. De fièvre au corps. Immobilité. Les secondes, les minutes s’égrènent. Habitude de malade inquisiteur : dévisager autrui sans observer de manière ostentatoire. Regards en coin. Analyse des physiques, des attitudes, des gestes. Il était là. Un prince. Une illusion. Un rêve. Assis à ma droite, bien droit, les prunelles rivées sur le pli de ma jupe, dédaignant mon visage, mon maquillage de fin de journée, et mon veston Chanel « made in China ». Son regard bleu gris en perçait le tissu, s’insinuait en moi, courait le long de mon échine. Je croisai les jambes, les décroisai aussitôt pour les recroiser sitôt après, mal à l’aise, et croyant dissimuler mon ressentiment, je détournai mes joues de gêne carminées vers une femme d’un âge certain qui se curait le nez sans la moindre discrétion. Il était bel et bien présent. Je devinais ses cheveux châtain foncé, ornés de quelques mèches grisonnantes, sa barbe de trois jours, son jean troué, sa paire de tennis, son odeur, son sourire. Je tentais de réfréner la vitesse de mes pensées, de les empêcher de baguenauder à outrance, de canaliser mon attention sur la pile de magazines au papier glacé terni de traces de doigts, mais ses yeux de lynx reprenaient le dessus. Immanquablement.

 

Nous étions une dizaine à faire montre de patience, guettant la porte du praticien. Je comptais lui parler de mon état dépressif, de mes crises de larmes injustifiées, de mon mal-être chronique, de mes chaleurs subites, de ma solitude. J’avais décidé d’escamoter un chapitre tabou : mes folles envies de sexe dans mon trois-pièces, exigu, trop exigu bien que désespérément seule. Des heures passées à écouter les voix chaudes de Grégoire, Marc Lavoine et Bernard Lavilliers, trois générations, un doigt sur la touche « volume », l’autre bien calé dans mon entrecuisse. J’avais décidé d’épargner ce laïus au généraliste qu’il était. Délibérément. Quitte à ne trouver d’autre solution que celle de souffrir encore, et encore, et encore, jusqu’à l’oubli, jusqu’à involution complète de mes pulsions.

 

Séparée de Paul depuis bientôt trois ans, je voyais avec appréhension l’approche de la quarantaine. Les rides m’accaparaient le front, le contour des yeux, le menton, le cou, obligeant les gouttes lacrymales à se frayer un passage au travers de ces lits de cours d’eau asséchés. Il était à côté de moi. Cet homme dont j’auscultais les mains du coin de l’œil. De belles mains masculines. Ni huileuses ni rêches. Des mains vouées aux caresses. Il était jeune. Trente-deux… Trente-trois. Guère plus. Son teint hâlé dénotait un entretien constant de sa personne, et ce malgré les rigueurs de ce mois de février. Il possédait la rudesse d’un Charles Bronson et le charme angélique d’un Léonardo di Caprio. Son regard de braise fixait le bas de ma jupe. Précisément.

 

Face à moi, une jeune femme à longue chevelure auburn, aux seins proéminents, en forme de grosse poire, jolie sinon excitante, aurait dû attirer l’attention de cet homme. Sa bouche donnait envie d’y goûter. Pourquoi ne scrutait-il pas cette femme aguichante ? Pourquoi se concentrait-il sur le galbe de mes jambes défraîchies ? Il ne bougeait pas. Son col roulé couleur bordeaux, rapiécé, lui donnait une allure décontractée. J’osai une oscillation prononcée de paupières. J’avais une furieuse envie de me toucher, mais le lieu ne s’y prêtait pas. Un bonhomme voûté à l’extrême, coiffé d’un béret, régurgitait bruyamment ses glaires dans un mouchoir en papier. Sa faiblesse ne faisait aucun doute. Il tenait bon, accroché à l’horloge de son salon, décomptant les dernières heures de son existence avant d’avoir la possibilité de réclamer son dû. Hécatombe onirique d’un fou. Récupération de l’ambiance. Mon cœur s’emballait, battait la chamade, au bord de l’asphyxie libidinale. Il était là, je percevais sa respiration. Il retroussa les manches de son pull, dévoilant la solidité de ses avant-bras. Sans montre-bracelet. Sans tatouage. Nus.

 

*

*  *

À force de lutter contre l’air du temps, la tendresse devient un muscle atrophié, une lueur utopique sur fond d’océan. Il était là. Je le voyais et j’appréhendais l’instant où il s’approcherait de moi. Je l’appréhendais tout en le désirant ardemment. Attirance. Quelques rais de lumière poussiéreuse inondaient la pièce. Le parquet enregistrait chaque mouvement de chaise. Le répercutait comme pour vous punir d’avoir remué, à peine. Silence de pages tournées. Silence grossier de salle d’attente. Recherche de conventionnel. Les consultations duraient, s’éternisaient. Il était assis tout près de moi. Je ressentais peu à peu s’immiscer en moi une douleur d’entrejambes, une sensation de volupté frustrée, de désir d’eunuque. L’endroit ne convenait pas à la chose. L’endroit ne convenait d’ailleurs à pas grand-chose. J’étais une diabétique en manque de saccharose, une droguée sans méthadone, une chasseuse de chimères. Il était là. Un sac de sport posé à ses pieds. Une quinzaine de chaises réparties dans la pièce, ceignant la fameuse table basse, carrée. Atmosphère de fin d’après-midi. Espérance. Inquiétude. Son regard me traversait littéralement, sondant chaque partie de mon anatomie. De mes soixante-six kilos bien tassés. De mon corps de femme. De ma forte poitrine ayant depuis peu tendance à se relâcher, faute d’attention, de mains expertes, de lèvres à gâter. Il était là, viril, calme et silencieux. Étrangement.

- Je vous aime

- …

 

Je ne sus que répondre. Je le regardai, impressionnée. Décontenancée. Charmée. Il avait prononcé un « Je vous aime » très tendre, affable, sincère aussi. Qu’allaient s’imaginer les autres patients faisant, comme nous, le pied de grue prisonniers de ces 20 ou 24 m² ? Que nous étions amants ? Que nous nous connaissions ? Je les détaillai rapidement, chacun leur tour. Personne ne bronchait. Et la fausse vieille continuait à se curer le nez, à la recherche de reliquats de morve récalcitrants. Je me sentais comme une hirondelle perdue dans la mangrove, ou un chat dans la savane.

 

- Je vous aime, répéta-t-il de son timbre de voix si particulier, si chaud, si protecteur.

- Voyons monsieur, balbutiai-je finalement, je ne vous connais pas, jouant la femme mature légèrement offusquée.

- Je vous aime Lucie. J’aime votre nuque, votre peau, vos lèvres, votre regard tentant de cacher votre petit côté libertin. J’aime vos manies, votre coiffure, vos jambes, votre corps tout entier.

 

Lucie ! Il m’avait appelé Lucie ! Et je m’appelais réellement Lucie. Lucie Degand. Ce dialogue, aussi bref soit-il, me permit de contempler ce prince venu d’on ne sait où, mais certainement pas de cette planète. Il était là. Il me plaisait. Il était beau. Ses yeux bleus dont l’iris présentait çà et là quelques taches d’un gris anthracite ne quittaient pas ma personne. De la tête aux pieds, son regard courait, trahissant son envie, ses pulsions. Le mobilier transpirait l’encaustique. Il était lourd, ancien, massif, peu esthétique. Pourquoi les salles d’attente doivent-elles toujours se confiner au rudimentaire ou pire, au manque de goût décoratif ? Tout en ce local était vieux, mis à part mon voisin direct, assis à ma droite… et la jeune femme nous faisant face. Un couple royal en couverture de Paris-Match. Un paysage de Patagonie ornait la couverture de Géo. Une grande blonde, taille mannequin, souriante, vêtue d'un manteau en cachemire invitait le malade à triturer frénétiquement le magazine de mode dont elle assurait la promo. Garniture pour table basse de salle d’attente. Classique. Et leurs mots fléchés ou croisés résolus depuis belle lurette, après maintes corrections de cruciverbistes nonobstant grippés. Stylo à bille. Crayon. Ratures. Rappel des faits. Il était là. Délicatement.