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Second Rôle

Mon nom est Personne

 

J’ai trente ans. Je suis le dernier d’une famille de deux enfants. Dernier, je le suis en tout. Grégory est l’aîné. Je ne suis que le cadet de ses soucis. Depuis que mon frère s’est fait un nom, il m’interdit de l’utiliser. Parfois, il téléphone pour me le rappeler, avant de raccrocher. Dans la rue, les gens me parlent de lui, sans me remarquer. Mon anonymat est une tare. Je ne suis personne, il est une star. Nos parents savent que j’existe. Mais notre relation est un malentendu. D’ailleurs, ils ne m’écoutent pas. Ma mère continue, depuis des années, de me poster des annonces de petits boulots découpées dans la presse locale. Ouvrir mon courrier est une leçon de courage. J’ai très peu vécu et je n’ai déjà plus d’avenir. Je n’ai que mon présent à affronter. Celui de vivre dans l’ombre de mon frère. Lui a réussi, moi pas. Mon destin est un triste sort. Ma seule réussite, c’est l’échec. Tout ce que je rate, c’est avec brio. Et constance.

 

J’ai raté mes études : médecine, kiné, fac de droit, fac de lettres, concours divers et autres écoles à deux mille euros le trimestre. Fiasco total. J’ai raté ma jeunesse : elle a brillé par l’ennui, les branlettes et les prises de vestes. J’ai raté mon premier amour : Dorine, la rousse de ma vie, m’a abandonné sans me dire pourquoi. Je me suis accroché à elle. Ma passion est devenue névrose. Quand elle est partie, je suis allé me perdre deux ans au fond d’un lit. Les femmes nous quittent en emportant les raisons et nous laissant les torts. J’avais celui de ne pas être mon frère. – Lui, au moins, il fait quelque chose de sa vie !, me répétait-elle dès qu’elle le voyait à la télé. Je n’étais personne et il en serait toujours ainsi. Je n’avais plus qu’une chose à réussir : ne pas me rater.

 

Je suis mort à vingt-trois ans. Dans un hôpital psychiatrique. Un dimanche soir à dix heures, des blouses blanches sont venues me chercher chez mes parents. On ne me laissait pas le choix. J’avais quinze minutes pour prendre mes affaires.

 

Je voulais seulement réussir ma vie. En écrivant des livres. Mais je n’avais convaincu personne. C’était même, paraît-il, le signe évident d’un comportement psychotique… Enfin, c’est ce qu’on m’a dit plus tard. Quand mon frère a sorti son premier roman, mes parents sont venus me le brandir sous le nez. – Tu vas voir, c’est super. Notre Grégory a un talent fou… Ils crurent nécessaire d’ajouter : – Ne t’inquiète pas… toi aussi tu y arriveras. Tu finiras bien par trouver ta voie. On a confiance en toi. On sait que tu réussiras ta vie. La coupe était pleine. Ils me voyaient livreur de pizzas ou vendeur à Conforama et se fichaient de mes rêves. Pour avoir la paix, ils voulaient ma sécurité. Que je devienne salarié plutôt qu’artiste. Un baise-en-ville contre un Goncourt ! Adieu Kafka, Proust, Schnitzler… Leurs paroles lénifiantes précipitèrent ma chute. Mes années d’échec me devenaient insupportables. Celles à venir semblaient pires encore. Afin d’échapper à cette vie, je décidai de l’achever. Pour partir léger, je me débarrassai de la cause de mes malheurs : mes livres. J’irais les enterrer telles des haches de guerre. Pour mourir en paix.

 

J’entassai pêle-mêle ces écrivains maudits qui m’avaient fait croire à un destin jalonné de gloire. Je renversai ma bibliothèque et la piétinai avec fureur. Ma chambre n’était plus qu’hécatombe. Emprisonnés dans des sacs-poubelles, je traînai mes livres jusqu’au fond du jardin où les attendait l’autodafé expiatoire. Après les avoir soigneusement arrosés d’alcool, je les regardai brûler au bûcher de mes illusions. Ils étaient le feu de joie de mon désespoir. Devant cette scène, mes parents, affolés, appelèrent le médecin de garde. Excédé d’avoir à quitter son dîner familial en plein milieu de la 7e Compagnie au clair de lune, le carabin investit ma chambre. Au pas de charge, il m’ausculta l’œil droit. Puis le gauche. Diagnostiqua une dépression grave. Me prescrivit deux mois d’hosto intensifs. Il réussit à convaincre mes parents que j’y serais très bien soigné. Qu’on s’occuperait de moi. Que mes angoisses disparaîtraient. Que je serais vite guéri. Puis il repartit avec ses quarante euros et l’espoir d’arriver avant la fin du film. Tandis que Pierre Mondy demandait à Henri Guybet : « Where is my fal- zar ? », j’étais déjà dans une ambulance en route vers l’hôpital.

 

La Tête contre les murs

 

Le lendemain de mon arrivée, je me réveillai dans une chambre vide, une bouteille de sérum au bout d’un bras. Entre cet « autre » qu’on allait faire de moi et moi, il y avait un tube qui buvait ma chair. Un cathéter qui me vidait l’âme en me remplissant de son venin. J’étais relié à une poche de neuroleptiques par un tuyau. Ma vie ne tenait plus qu’à un fil. On avait profité de mon sommeil pour me ligoter sur un lit en métal. Autour de moi, rien. Que de l’air conditionné, enfermé dans une pièce capitonnée. Les murs ressemblaient à d’énormes matelas qu’on aurait posés debout. Au fond, une ouverture étroite à gros barreaux laissait filtrer le jour. C’était ma fenêtre. Au-dessus de la porte, à ma droite, un petit phare vert s’allumait à chaque fois que quelqu’un pénétrait dans ma chambre. Je me rendis à l’évidence : j’étais à l’asile. J’étais l’otage d’un mauvais film. Un vilain petit canard en vol au-dessus d’un nid de coucou. Il fallait que je sorte de là. Au plus vite. Je criai pour qu’on m’écoute. Personne ne m’entendait. On me laissait hurler comme un malade. J’étais seul avec ma voix. Le goutte-à-goutte me servait de clepsydre. Il rythmait mes heures. Le temps s’écoulait sans moi. On venait me rendre visite tous les deux cents millilitres. Des vieilles femmes en uniforme. Blanches de la tête aux pieds. Dans ma nef des fous, elles étaient des anges qui passent sans s’arrêter. En pleurant, je leur demandais de justifier ma présence dans cet enfer. Elles me répondaient que j’étais en désintoxication mentale. Mes parents n’avaient pas le droit de me visiter. J’étais en quarantaine. Personne ne savait pour combien de temps. À cause des médicaments, mes nuits duraient des jours. Mes quelques heures éveillées avaient la lenteur d’un siècle. Mes silences étaient profonds comme l’éternité. Parfois, je me sentais immortel. À toute heure, on venait m’espionner au judas. On m’avait à l’œil. Je distinguais un rond de lumière qui s’ouvrait et l’ombre d’un regard qui s’y collait. On me surveillait. On m’épiait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne sais combien de temps on m’a laissé ainsi. Trois jours ? Une semaine ? Chaque seconde qui passait devenait un non-sens. Le temps n’était qu’ennui, il n’existait pas. Pour ne pas le voir s’écouler, je m’inventais un calendrier. Sans dates, sans repères. Je me réveillais en pleine nuit pour me rendormir le jour. Combien de temps avais-je dormi entre deux envies de pisser ? Le haricot qui me servait de pissotière mesurait lui aussi mes heures, graduait mes journées. Il suffisait qu’on le vide pendant mon sommeil pour que mon compte à rebours soit totalement perturbé, tous mes cal- culs à refaire. Je me réveillais sans montre. Mon cadran solaire était ma vessie. J’étais perdu, oublié de tous. Entre le monde et moi, il y avait un océan d’incompréhension et de silence. On finit par me libérer de mon mitard. Dans les couloirs de l’asile, je déambulais comme un zombie. Je tenais ma perfusion comme un bâton de vieillesse. Elle était mon étendard, mon pavillon noir. J’étais un pirate avec un cœur de bois. Mes émotions avaient disparu. Je ne savais plus rire ni pleurer. J’étais juste là. Sans vie. J’avais maigri de quinze kilos. Je n’étais que la carcasse d’un poulet décharné. J’errais des journées entières dans des couloirs aseptisés. Les psychiatres s’étaient chargés de faire le ménage de ma cervelle. Je n’avais plus aucune notion de passé ni d’avenir. Je n’étais qu’un corps en marche. Mes longueurs de couloir me servaient de passe-temps.

 

Cette cour des miracles comptait les plus incroyables spécimens de tarés existant sur terre. « Sucre d’Orge » était certainement le plus gratiné. Le vieux fou était un ancien clochard. Il devait son surnom à son goût pathologique pour le sucre. Devant une gélatine Haribo, on ne le contrôlait plus. Il aurait été capable de défoncer un mur s’il avait su qu’un bonbon se cachait derrière. Du matin au soir, il arpentait le couloir sans s’arrêter. Il allait et venait en comptant sur ses doigts et en soufflant du nez comme un bœuf. Jacquotte, elle, repeignait de merde les murs de sa chambre avant de s’en barbouiller. À la cantine, je l’avais vu planter sa fourchette dans la main de sa voisine avec une violence inouïe. Et mordre les infirmiers jusqu’à leur arracher des morceaux de chair. Quand elle arrivait au réfectoire, encadrée de ses deux garde-fous, nous chiions dans nos frocs. Avec sa gueule de Francis Heaulme, elle était une terreur quotidienne. Pendant les repas, nous mangions d’un œil. Un coup de couteau était si vite arrivé. Le reste du temps, la dangereuse Jacquotte restait emmurée dans sa chambre forte. Elle était étroitement surveillée. Les mesures de vigilance prises à son égard étaient dignes d’un dispositif de haute sécurité pour dangereux psychopathe. Autre spécimen surprenant : Jacky. Cet ivrogne n’avait pas du jus de navet dans les veines, mais du Pastis. Né avec deux grammes d’alcool dans le sang, il était écrit qu’il mourrait d’une cirrhose du foie ou d’un coma éthylique. Depuis quarante ans, il se donnait la mort au goulot. Sa cure de désintoxication tournait au cauchemar. Son sevrage le mettait dans des états de transe indescriptibles. On l’entendait hurler et tout casser dans sa chambre. Il voulait boire. Il suppliait le ciel de lui accorder un jerricane de Ricard. À force de bitures, Jacky était devenu totalement insensible à la douleur. Il s’était ébouillanté au troisième degré sous une douche brûlante, sans s’en rendre compte. Ça fumait dans la salle de bains. Lui, sifflotait en se savon- nant gaiement. Des cloques de grand brûlé lui avaient poussé sur la peau. Le lendemain, il déambulait dans les couloirs comme une momie. Recouvert de bandages antiseptiques. La plupart des épaves du pavillon « Moreau de Tours » dans lequel j’avais été placé n’étaient que des dépressifs chroniques, des experts en automutilation ou des pros de la défenestration. Stéphanie, dix-sept ans, en était à son troisième plongeon d’un pont de Loire ; Mathias, vingt-deux ans, avait avalé du « débouche-chiotte » comme on avale un demi ; Sandra, trente-trois ans, avait attendu toute une matinée qu’un train lui passe sur le corps. Une grève inopinée de la SNCF l’avait sauvée de la boucherie. Mon préféré était un schizophrène. Pour calmer ses troubles, les psychiatres ne donnaient pas dans la dentelle. Le remède qu’ils lui avaient concocté avait de quoi mettre à terre une cavalerie de quinze chevaux. Le soi-disant caractériel n’avait plus du tout de caractère. Et sa docilité était exemplaire. J’ai quand même eu l’honneur de connaître François dans un moment de crise intense. Quatre barracudas n’avaient pas suffi à le maîtriser. Seul le venin de crotale d’une serin- gue réussit à le vaincre instantanément et à le plonger dans un coma dont on ne revient pas indemne. Je ne revis jamais François. Morphée l’avait cloué au pieu pour plusieurs semaines.

 

Dans le genre violent incontrôlable, je me défendais plutôt bien. À l’asile, c’est une question de survie. Le plus violent est le plus respecté, car le plus craint. Le plus fou est élu roi, maître de ce monde-là. C’est là que j’ai appris à me battre. À user de violence. Mais pas celle de la rue, non, celle de la violence carcérale, la plus terrible qui soit. J’ai compris deux choses. La première, c’est qu’elle n’a pas de limite. Elle est infinie parce que, sans règles, elle s’invente et se renouvelle chaque fois qu’elle se met en scène. La seconde, c’est qu’elle devient vite une drogue. Pour survivre, je me shootais à l’ultra violence. Elle était mon trip, mon orgasme. Les jours sans, j’étais en manque. La dépendance ne fait qu’attiser la violence. La décompensation la décuple. À l’asile, je suis devenu un être exponentiellement violent. Un jour, les psychiatres ont accordé à ma mère une autorisation spéciale pour me voir. Elle est venue m’apporter des slips de rechange. Cette permission exceptionnelle n’a été que de courte durée. Au bout de dix minutes, une infirmière vint la chercher. J’implorai pour repartir avec elle. Je la suppliai qu’elle me prenne par la main pour m’emmener loin d’ici. Je la poursuivis dans le couloir en hurlant comme une bête blessée. L’infirmière lui intima l’ordre de se dépêcher, de sortir sans se retourner. Ma mère se mit à courir en pleurant jusqu’à la sortie. J’entendais ses sanglots entre mes cris. On avait dû lui confirmer que son fils était fou. La preuve ! Sa présence venait de réveiller mes émotions. Une tristesse aiguë commença à me submerger.

 

Chaque centimètre carré de ma peau était à vif. Deux infirmiers au torse puissant tentèrent de me stopper. Je réussis à forcer ce barrage de matons. Ma mère était déjà dehors. On l’avait poussée à la hâte avant que je ne l’atteigne pour l’embrasser, la serrer de tout mon cœur. On avait refermé la porte sur elle. Derrière la vitre en plexiglas, elle pleurait. Elle me regardait frapper dessus à corps perdu. Nous étions séparés par une cloison transparente. Un mur de silence qui l’empêchait de m’entendre lui dire « je t’aime ». Appelés en renfort, trois infirmiers se sont jetés sur moi pour tenter de me maîtriser. Sous les yeux effarés de ma mère en larmes, je me débattais comme un diable en hurlant et en distribuant coups de pied, uppercuts et morsures. Après avoir envoyé les trois molosses au tapis, je me ruai sur la triple-porte-vitrée pour essayer de la casser. Mes poings craquaient sous les coups. Médusés, les fous du pavillon s’étaient rassemblés. Ils restaient sans voix. Je leur offrais un spectacle de folie pas ordinaire. J’étais leur dieu. Ma mère était repartie. Je continuai à me fracasser les membres contre la porte blindée. À quelques mètres de là, une légion de psychiatres et d’infirmiers s’avançait vers moi, l’allure inquiétante et le pas sûr. L’un d’eux tenait une énorme seringue. Ça ressemblait à une horde de médecins de Molière se préparant à un lave- ment. À l’approche des blouses blanches, les fous, pris de panique, se dispersèrent aussitôt dans les couloirs en hurlant. En deux temps, trois mouvements, j’étais immobilisé et soulevé de terre. On m’emmenait au fond d’un couloir où une porte ouverte m’attendait déjà. J’ai résisté. Mes braillements faisaient trembler les murs. J’en perdais la voix. On m’a plaqué de force sur une planche puis sanglé comme un cochon. On ne m’égorgerait pas. On me ferait juste dormir quatre jours d’affilée. Avec la dose de neuroleptiques qu’on me collait, je n’étais pas prêt de m’en sortir. Amarré à mes lattes de bois dur, j’at- tendais mon sort. Les gaillards baraqués se sont poussés pour laisser place au mec-à-la-seringue. Son aiguille géante a pissé quelques gouttes. Comme dans les films. Puis s’est approchée. Je ne pouvais rien faire. J’étais ligoté comme un goret. J’offrais, malgré moi et sans résistance possible, mon corps à la science. La seringue s’en- fonça dans le gras de la fesse. La douleur me fit tourner de l’œil. Je sentis le liquide froid m’investir, s’engouffrer en moi comme un raz-de-marée. En quelques secondes, j’étais submergé d’un flou artificiel. C’était comme des larmes devant les yeux, des voix ralenties. Le bruit des clefs qui m’enfermaient dans cette pièce minuscule paraissait lointain, d’une douceur presque apaisante. Je me voyais, dans un fondu enchaîné, basculer dans un rêve sans images. Je me suis réveillé une semaine plus tard. Je n’avais rien fait, juste voulu embrasser ma mère. Sa visite m’avait fait mal, précisément parce qu’elle n’était qu’en « visite ». Ici, le baiser d’un fils à sa mère était puni exemplairement par les experts de l’âme. Pour mon bien, paraît-il. Je n’étais plus le fils de ma mère. Mais un cas d’école. On le lui a fait comprendre. J’étais désormais la créature des psychiatres. J’avais été mis au monde pour eux, pour qu’ils me dissèquent et gagnent leur vie sur mon malheur. J’étais vite devenu leur préoccupation principale. Ma vie leur appartenait. Je n’étais qu’un nom barbare dans le Vidal. Les psychiatres en voulaient à ma normalité. Ils s’ingéniaient à vouloir me faire revivre sous une autre identité, un autre moi, une autre personnalité. Ils m’ont collé de force dans le chapitre « Neuroleptiques ». Dans le grand dictionnaire médical de la psychiatrie, j’étais connu sous le nom de «Mélancolique». Je les avais bien connus, ces carabins d’amphithéâtre. Je les avais vus éclore. Je les avais vus à l’œuvre, ces futurs médecins. Avec leurs bites au cirage, leur faluche pleine de pin’s et leurs bizutages qui finissent mal. Je les avais entendus hurler pendant deux ans du haut des amphis et insulter les profs à tue-tête. Ils m’avaient terrorisé à coup de danses macabres, d’obligations de me mettre à poil et de projections de viscères à huit heures du matin. Il fallait avoir le cœur bien accroché quand on se recevait sept mètres d’intestins sur les épaules, des hectolitres de sang de cochon sur les feuilles de cours. Mon respect pour leur morale avait changé. J’avais suffisamment côtoyé leurs débordements d’étudiants frustrés pour ne plus être dupe aujourd’hui de leur éthique autoproclamée. La suprématie du monde médical me faisait doucement rire. Quand les médecins me parlaient, je les mettais à nu. Je les avais vus en slip debout sur des tables ou à poil en train de se courser dans les allées du CHU. Ils le savaient. Cet univers malsain de la médecine n’avait pas voulu faire de moi l’un des siens. J’avais failli appartenir à leur gang, mais j’avais raté le concours d’entrée de première année. Je ne faisais pas partie de ce monde. Entre eux et moi, il y aurait toujours un quart de point sur une copie d’anatomie.

 

J’étais en quarantaine. Et ce à quelques kilomètres seulement de chez mes parents. En pleine banlieue de Nevers. J’étais un prisonnier au milieu d’une cinquantaine de barjots. Avec l’impossibilité de m’évader. Car les flics, sur ordre express du préfet, n’auraient pas mis bien longtemps pour me retrouver et me ramener menotté. C’était une prison sans frontières. La France entière me servait de cachot. J’y étais partout en infraction. L’arbitraire était devenu mon lot quotidien. Dans mon exil en enfer, je n’avais pas même l’autorisation de téléphoner. Et je ne pouvais recevoir qu’un appel par jour. Un de mes professeurs de la faculté de Lettres de Nevers s’en donnait à cœur joie. Ce sadique monopolisait ma ligne pour me donner de ses nouvelles. Alors que j’avais besoin de celles de mes parents. Quand ils appelaient, mon quota était épuisé. Je devais attendre le lendemain. Chaque matin, je me levais avec la trouille que mon ancien prof récidive. Je le conjurais de ne plus m’appeler. Mais il recommençait. Matin et soir.

– Je ne veux pas vous laisser tomber, me disait-il.

Je n’en pouvais plus. De mon frère, je ne reçus pas de visite. Ni de coup de fil. Mais il m’envoya une lettre. Je ne l’ouvris pas. Je ne pouvais me contenter de mots. C’était physiquement que j’avais besoin de Grégory. Je voulais quitter le monde sous ses yeux. Qu’il me voit sur mon lit de mort. Mais pendant que j’étais à me suicider, mon frère s’amusait dans des soirées. Sa nouvelle vie parisienne était plus importante que moi. Son petit monde littéraire avait plus de valeur que mon monde intérieur. Mes démons lui faisaient peur. Notre univers n’était plus le même. Un soir, j’ai craqué. À la lumière de la veilleuse du couloir, je me découpai soigneusement les veines en tranches. Le verre de ma montre étant trop épais, je ne réussis qu’à me blesser superficiellement les avant-bras. Je m’affalai sur mon lit en pleurant. J’étais devenu incapable de me suicider. Même la mort m’ignorait. Demain, j’entendrais à nouveau le téléphone sonner.