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Rouge Novembre premières pages

1.

 

 

BRUXELLES ‑ Jeudi 4 novembre 1985 ‑ 19h20

 

Le planton affecté à la garde du portail de la caserne Géruset tapait la semelle sur le pavé luisant d'humidité. Il faisait un noir cotonneux, un temps à ne pas mettre un gradé dehors.

Il avait hâte d'être relevé et se distrayait en imaginant le plat de carbonnades à la bière que sa femme devait être en train de lui confectionner. Les minutes lui semblaient interminables. Une Opel noire s'immobilisa alors devant la barrière et lança un bref appel de phare. Le planton s'approcha. Un malabar en tenue de toile bleue se trouvait au volant ; un officier portant un collier de barbe à la limite du réglementaire était assis à ses côtés. Le planton se pencha vers la vitre ouverte et salua. L'officier lui montra une carte magnétique et dit : « Major Gachot de la Brigade de Nivelles, je suis attendu par le Commandant Rammelink. » Le tout avec un accent wallon à couper au couteau. Le planton obtempéra et ouvrit la barrière.

Mon copain Lucien, le barman, n'est pas encore rentré..., pensa‑t‑il. Le Commandant Rammelink était un imbibé de première. Le planton suivit un court instant la voiture des yeux, frissonna, puis retourna se blottir dans la guérite. Il regarda sa montre, encore cinquante minutes à dormir, puis carbonnades ! L'Opel se dirigea vers le fond de la cour, là où scintillaient les lumières du bar des officiers. Elles se reflétaient sur les pavés humides, rendant l'approche quelque peu féerique. À droite de l'immeuble se trouvait une chapelle, un peu plus à droite encore, un hangar. Sur la porte de ce dernier un cheval ailé sommairement dessiné et une inscription formelle et militaire soulignant ce logo : « BRIGADE PÉGASE : ENTRÉE STRICTEMENT INTERDITE. »

L'Opel se rangea devant la chapelle, amorça une brutale marche arrière pour s'immobiliser enfin devant les portes du hangar. Le chauffeur descendit. Il était immense. Son ombre sur la cloison fermée en attestait. Il força à l'aide d'une pince le cadenas de la porte qui coulissa doucement. L'officier était descendu à son tour et les deux hommes furent happés par l'obscurité du hangar. Une fois à l'intérieur, ils se dirigèrent sans hésitation vers une sorte de penderie métallique où un autre cadenas ne résista pas à leur brutalité. Dans l'armoire désormais béante pendaient une dizaine de gilets pare‑balles.

- Jusque-là, Panzer...tout baigne, souffla l'officier.

Son accent s'était atténué, mais l'intonation restait vulgaire.

- Ajoutons à cela une caisse de grenades offensives et bye...

La première chose que vit l'adjudant Maurice Maertens en sortant du mess fut la porte entrouverte à cinquante mètres de là.

- Milliard de godverdomme ! Quel est le petit con qui... ? Si jamais c'est la voiture d'un officier de la brigade Pégase qui est stationnée là... ? Gare à l'engueulade !

Il piqua un sprint vers le hangar et, s'appuyant sur la porte pour reprendre son souffle, il haleta :

- Y a quelqu'un...qui est là...répondez ?

Sa voix résonna dans les tubulures métalliques. La question demeura sans réponse. Décontenancé, il entra et reçut aussitôt une masse d'au moins cent kilos sur les reins ! Étendu à plat ventre, la bouche écrasée sur le tarmac visqueux, il sentit un bras s'enrouler autour de sa gorge, tandis qu'un avant‑bras compressait violemment sa nuque. À moitié assommé, il essaya toutefois de crier, de se dégager, de respirer, de vivre..., puis il y eut un craquement sinistre. L'agresseur enregistra le dernier soubresaut de sa proie, il ressentit aussitôt un étrange picotement au départ de la colonne vertébrale. L’adjudant Maertens poussa alors une sorte de feulement et inonda son caleçon américain. Le rayon d'une lampe‑torche éclaira son visage. Son expression pour terrifiante qu'elle était, fit aussitôt ricaner l'officier.

- T'as pris ton pied, Marco ? Eh, oh, come back... Panzer !

- Fais pas chier, Paul, lui rétorqua ce dernier en haletant et les yeux hallucinés.

Il souleva son immense carcasse et récupéra les gilets pare‑balles entassés sur le sol. Les deux hommes sortirent alors du hangar et chargèrent les gilets et une caisse de grenades dans le coffre de leur voiture. L'Opel reprit la direction du poste de garde. Elle fit mine de s'arrêter puis, brusquement le moteur s'emballa, les roues crissèrent et la voiture bondit vers l'avant. Complètement éberlué, le planton vit la maigre barrière voler en éclats.

Il contemplait encore les débris de bois jonchant le sol, l'air parfaitement interloqué, lorsqu'une sirène se mit en action. Il réalisa enfin ce qu'il venait de se passer.

Il réalisa surtout que les carbonnades, ce serait pour une autre fois...