(RSS)" href="/index.xml" /> La promesse faite à ma soeur

La promesse faite à ma soeur

1.

 

 

 

Je vis le jour en 1963 sur la petite colline de Kibingo, probablement en juin. On n’était pas à un jour près. Mon frère Thomas et moi étions nés au début du mois, ou peut-être un peu plus tard. Mais mes parents avaient choisi le trente du mois. Était-ce la date prévue par la commune pour les déclarations des naissances ? Avaient-ils choisi ce jour pour ne pas rater le marché mensuel se déroulant sur la place communale et faire ainsi d’une pierre deux coups ? 

Cette petite colline du sud du Rwanda qu’habitaient mes parents avait été retenue par les premiers missionnaires protestants allemands, puis hollandais, pour y bâtir le premier Temple à la mesure de leurs ambitions de convertir les indigènes. 

Le choix de cet endroit n’était pas le fruit du hasard. Les collines y étaient dessinées harmonieusement autour de la rivière Nyabarongo qui se faufilait entre elles comme le fil d’un collier traversant les perles. Prenant sa source dans les collines situées plus haut que celle de Kibingo, elle avait définitivement emprunté la couleur rouge de la terre qu’elle charriait à son passage. Elle continuait son parcours pour devenir, après des milliers de kilomètres et à travers plusieurs pays, le grand fleuve au nom plus prestigieux, le Nil.

 

 L’installation des missionnaires au sommet de cette colline n’était pas motivée par une étude de marché ayant conclu à une fertilité de vocations futures. Pragmatiques, leurs ambitions d’évangélisation n’étaient pas dénuées de tout intérêt touristique.   

À partir des terrasses de leurs habitations en briques cuites, ils s’offraient à peu de frais l’un des meilleurs panoramas du Pays des Mille Collines.

 

 Ils avaient alors à leurs pieds la rivière rouge dont les reflets du soleil couchant rendaient l’eau plus orangée. Le spectacle était encore plus saisissant quand après les pluies abondantes du mois d’avril la rivière sortait de son lit, permettant aux rayons de soleil de venir tapisser la vallée de leur éclat. 

Ils avaient construit à proximité de leurs beaux logements une école primaire. D’après ma mère qui fut dans sa jeunesse leur élève, convertie de la première heure, une partie des locaux servirent pendant un certain temps à la formation des aides-accoucheuses. 

À deux cents mètres de l’école primaire, sur les hauteurs, ils érigèrent leur meilleur symbole. Un temple conçu avec goût, disposant de multiples recoins et doté d’un orgue que le vieil évangéliste Aaron, officiant au culte des enfants, accordait sans se soucier de la cacophonie que ces derniers propageaient autour de lui. 

Imposante au sommet de la colline et dominant au propre comme au figuré les nouveaux convertis, on pouvait apercevoir, sur plusieurs kilomètres à la ronde, sa croix sans cesse repeinte pour garder sa blancheur immaculée. Ainsi les indigènes récalcitrants à l’appel du Dieu Chrétien ne pouvaient invoquer l’ignorance de cet endroit pour se soustraire à la prédication de ses prestigieux envoyés.

 

 Nos grands-parents qui avaient répondu en masse à l’appel de ces missionnaires avaient transmis avec beaucoup d’enthousiasme le message biblique à leur descendance. 

Le nombre d’enfants des collines proches et lointaines grouillant dans la cour de l’église le dimanche, bien avant que la cloche n’annonce le début du culte, témoignait de cette ferveur. Mais une fois la parole du Seigneur ingurgitée et les cantiques débités avec conviction et énergie, notre exercice dominical tant attendu était d’aller marauder les fruits du domaine paroissial : goyaves, mangues, papayes, avocats et autres fruits de la Passion élevés sous la bénédiction divine. On allait plutôt les ramasser car, mûrs, ils tombaient tous seuls de leurs arbres. De temps en temps ils venaient s’écraser sur nos crânes lorsqu’ils se dérobaient sous les pattes des oiseaux.

Nous étions devenus de véritables champions du quatre cents mètres slalom entre les arbres fruitiers. Démarrant au quart de tour sans la nécessité d’un coup de gong, Edmond, le jardinier des missionnaires, se mettait en vain à nos trousses pour nous faire payer le péché d’avoir goûté aux fruits défendus du jardin de ses vénérés patrons.

Machette à la main, il se mettait à nous injurier quand au bout de quelques mètres nous nous enfoncions dans l’obscurité de la forêt épaisse qu’il maîtrisait moins que nous.

C’est une fois arrivés de l’autre côté de la colline que nous pouvions savourer notre butin à l’ombre des eucalyptus, les seuls témoins de nos méfaits.

 

Pour manifester leur intérêt de soigner les corps des nouveaux adeptes au même titre que leurs âmes, les missionnaires choisirent le point culminant de la colline pour y implanter l’hôpital. 

De là, la vue était encore plus imprenable sur les collines avoisinantes et sur la Nyabarongo.        D’habitude sèche, la petite route reliant la paroisse à l’hôpital se gorgeait parfois d’eau boueuse, devenant alors un enfer pour tout conducteur non expérimenté qui osait s’y aventurer. La dernière partie était une ligne droite jusqu’à l’entrée de l’hôpital. Les missionnaires avaient planté sur cette partie de la piste des arbres sélectionnés dans leurs pépinières pour donner de l’ombre au patient fiévreux terrassé par la malaria, transporté dans le palanquin sous un soleil de plomb et sans autre protection qu’une simple natte en papyrus posée sur lui. Il était soulagé avant même de recevoir la piqûre classique sur la fesse gauche.

 

 Pour des raisons pratiques dues à la disposition de la salle d’injections au dispensaire, l’infirmier Juvénal demandait aux patients qui faisaient encore la file de ne lui présenter que cette seule fesse. Les malheureux qui en avaient pour une cure d’une semaine de pénicilline !

Issu de la première promotion d’infirmiers formés sur le tas par les missionnaires, il avait déjà les mains tremblantes pour avoir trop manipulé les seringues mais aussi pour s’être souvent désaltéré avec l’urwagwa, bière artisanale de banane. Ceci ne l’empêchait pas de rester le meilleur à son poste de « spécialiste en piqûre ». 

Il ne supportait pas qu’un patient puisse se plaindre de douleur à l’introduction d’un produit pourtant visqueux, administré avec une aiguille ayant subi plusieurs cycles de stérilisation et qu’on entendait fendre au passage les différentes couches des muscles fessiers. Il fallait souffrir pour être quelqu’un, pour guérir. La guérison n’attend-elle pas le patient au bout de la souffrance !

Même trente-cinq ans plus tard, je ne suis pas prêt d’oublier cette grosse aiguille en train de vampiriser ma fesse sous l’œil grave de ma mère compatissante.

Ce qui m’avait toujours impressionné depuis que j’étais tout petit, au départ de l’arbre situé derrière la maison familiale, c’était l’image qu’offrait l’hôpital dominant la colline d’en face. Son toit en tôles ondulées rouges rivalisait d’éclat avec celui de l’église située en contrebas, comme si les missionnaires avaient voulu éviter la jalousie entre les deux institutions sœurs. 

De loin déjà, on apercevait une petite tache blanche dans la partie centrale du mur de la façade. Au fur et à mesure que l’on s’avançait vers l’hôpital, la tache devenait plus grande pour se transformer enfin en un bonhomme imposant et rondouillard ayant toujours les mains dans les poches de sa blouse blanche. C’était Salomon, appelé le vieux, le sage. Il était tout dans l’hôpital : infirmier, pharmacien, hôte d’accueil, directeur du personnel sans en bénéficier de retombées financières. Il avait gagné tous ces titres non seulement à cause de son ancienneté dans l’institution mais aussi de son charisme. Il ne s’en défendait pas. Tous ces rôles lui collaient à la peau. Il était connu dans toute la province, et même au-delà. Aussi bien les dignitaires de la région que la population ordinaire connaissaient le chemin de l’officine où ils se dirigeaient pour s’adresser directement à lui, lorsqu’ils ne le trouvaient pas à l’entrée en train de palabrer. 

Plus tard, quand j’ai commencé à travailler dans l’hôpital, il m’a fallu du temps avant de comprendre sa véritable fonction. D’ailleurs peu de membres du personnel, même les plus anciens, en connaissaient les limites. Elles étaient floues mais ô combien efficaces. 

Un jour, sachant qu’il était influent aussi bien à l’hôpital que dans l’église protestante dont dépendait celui-ci, je lui confiai un dossier dont la suite de ma carrière dépendait. Il avait alors accepté de le défendre dans une des commissions dont il faisait partie. À son retour, il me rassura sur la suite qui allait être donnée à ma demande. C’est sans inquiétude que j’attendis en vain la décision jusqu’au jour où, lors d’une rencontre fortuite avec une personne siégeant dans la même commission, j’appris qu’aucun sujet me concernant n’avait jamais été inscrit à l’ordre du jour. Toute la confiance que j’avais en lui s’évapora en deux temps trois mouvements. Le mythe était mort.

 

Dans le mur de la façade de l’hôpital étaient incrustées trois lettres : FBI. Quand je fus en mesure de lire, je demandai à mon père la signification de cet acronyme. 

– « Fonds du Bien-être Indigène », me répondit-il. Il se rappela que, quand il était jeune, c’était l’expression favorite des missionnaires qui, en mettant l’accent sur le bien-être des indigènes et non le leur, allaient donner plus de crédit à leur action médico-évangélique.

Il me raconta comment il y eut des réticences de la part des dits indigènes très attachés à leurs traditions et qui se sentirent menacés quand on leur demanda d’invoquer Jésus à la place de leurs ancêtres. Ils ne virent pas d’un bon œil non plus l’arrivée des docteurs blancs qui leur donnaient des comprimés en les dissuadant de consulter leurs guérisseurs habituels. Ils ne voulaient pas de ces « sorciers blancs ».

J’aimais venir dans cet hôpital, non pour les piqûres qu’on m’y faisait, mais pour le défilé incessant de femmes en blanc. Mon fantasme pour celles-ci avait commencé très tôt.

En attendant les résultats de mon test de malaria, je les observais en train de passer d’un pavillon à l’autre, transportant du matériel à stériliser, conduisant un patient en salle d’opération ou même allant au centre de santé pour vacciner les enfants.

Je les trouvais belles, très belles dans leurs jupes blanches à bretelles recouvrant à peine leurs genoux, assorties à leurs chemisiers bleu ciel avec boutons à pression qui souvent mettaient en évidence les formes généreuses de leurs poitrines. Je parle ici des élèves infirmières.

Leurs aînées diplômées, quant à elles, portaient des tabliers blancs d’une pièce, longs jusqu’à mi-mollets, ce qui était moins sexy aux yeux de leurs collègues masculins.

 

Un beau jour j’étais allongé dans le gazon de l’hôpital fraîchement tondu en attendant le résultat de ma prise de sang. Je devais avoir treize ans. Ma mère qui m’avait accompagné bavardait avec une amie. Une de ces étudiantes, qui marchait à vive allure pour prouver son enthousiasme à sa monitrice de stage d’origine suisse, laissa tomber une boîte contenant des compresses à stériliser. Mademoiselle Frédérique, la monitrice, avait la lenteur en horreur, contrairement, dit-on, à la majorité de ses compatriotes. Dans la précipitation pour ramasser les compresses éparpillées, les pressions du chemisier de la jeune étudiante lâchèrent. Elle donna priorité à leur ramassage, laissant sa poitrine s’offrir en spectacle aux yeux curieux des hommes présents, qui tout d’un coup en oublièrent de gémir de leurs douleurs.

La monitrice était verte de rage. De jalousie aussi, peut-être. La nature l’avait moins équipée aussi bien recto que verso que la majorité de ses élèves aux morphologies locales. Je voyais les yeux des hommes pétiller de bonheur au lieu de secourir la pauvre déboutonnée. Rien qu’en la regardant, ils se vengeaient du plaisir qu’elle prenait en leur faisant des piqûres de pénicilline pour soigner les conséquences fâcheuses de leurs égarements charnels dans les petits débits d’urwagwa. Les femmes, quant à elles, perplexes et hébétées à la rwandaise, firent semblant de regarder les papillons qui volaient.

J’étais rouge de l’intérieur, évitant de croiser le regard de ma mère. J’aurais imploré « Imana », le Dieu de mes ancêtres, et le Bon Dieu des missionnaires en même temps pour que les résultats de ma malaria soient retardés. Le spectacle était trop beau !

Mais le vieux laborantin, jaloux de ma position, vint m’appeler avec insistance pour m’annoncer une malaria positive de trois croix. Je dus me retenir pour ne pas contester la rapidité de son diagnostic. Mon rêve de devenir comme lui, celui qui regarde au microscope, n’en fut que renforcé. Je ne remercierai jamais assez la belle étudiante de m’avoir aidé à consolider ma vocation. J’y vis un signe, un appel pour travailler plus tard dans cet hôpital comme le vieux Juvénal. 

Ces souvenirs m’aidèrent à tenir le coup dans la solitude de mes débuts en Belgique. Dans ma chambre d’étudiant de trois mètres sur trois, aussitôt les cours terminés à l’université, je dépliais mon lit et je m’allongeais en surveillant le petit réchaud électrique à deux plaques. Sur celui-ci cuisaient les côtes de porc achetées en promotion et le riz dont je me nourrissais sept jours sur sept sans avoir peur d’attraper le béribéri. Mes pensées m’embarquaient jusqu’à Kibingo et le temps passait.

 

 Mon frère Thomas et moi y avions vu le jour deux ans après notre sœur Antoinette et cinq ans avant notre petit frère Ismaël. Mon père, qui avait été à l’école des missionnaires protestants, y avait des amis, la famille du docteur Van Hoof, médecin-directeur de l’hôpital. Nous étions fiers d’aller en visite chez eux. Nous y mangions des gâteaux au beurre préparés selon la recette de la grand-mère des Pays-Bas. Ils avaient même des jouets en plastique. Avant d’y aller, nous mettions nos belles chaussures en cuir authentifié par la mention « cuir véritable ». Ils nous les avaient apportés à leur retour des vacances d’été. Elles nous démarquaient de nos petits voisins qui n’en avaient pas. Ma mère avait reçu un chapeau sûrement acheté dans une grande surface d’Amsterdam, ainsi qu’un ensemble à fleurs, des roses, qu’elle arborait fièrement au culte du dimanche aux cotés de ses sympathiques bienfaiteurs, malgré sa timidité légendaire.

Mon père avait hérité d’un costume gris. La veste avait un seul bouton et le bas du pantalon était à peine plus large que ses mollets. L’ensemble lui allait comme un gant quand il le portait avec ses chaussures brunes importées aussi de Hollande et que Gustave, notre homme à tout faire, faisait briller avec une certaine fierté.

Avec nos amis Tim, Thérèse et Roel, les trois enfants du Docteur missionnaire Van Hoof, nous passions nos après-midi à cacher puis à rechercher des bonbons, une sorte de chasse aux œufs de Pâques qui se moquait des saisons. 

Pendant ce temps les adultes sirotaient l’urwagwa, produit de la bananeraie familiale et fort apprécié par les Européens à cause de son goût proche du vin blanc qu’ils étaient habitués à consommer chez eux. Après quelques heures passées à ingurgiter la boisson au goût plus ou moins sucré et dont personne ne connaissait la teneur en alcool, nos amis hollandais regagnaient presque à quatre pattes leur luxueuse villa. 

La fin de ces plaisirs variés pour les enfants et pour leurs parents était souvent ponctuée par une invitation au repas que Gustave nous avait préparé avec le concours de ma mère.

Pendant qu’on s’évertuait à astiquer les couverts pour que nos invités « Bazungu », les Blancs, se sentent à l’aise en utilisant à table les ustensiles de leurs semblables européens, Tim, Thérèse et Roel étaient déjà dans la cour en train de se laver les mains afin de manger comme de vrais Africains. Ils avaient déjà assimilé toutes les habitudes. Il ne leur manquait plus que la couleur locale.

 

 J’avais cinq ans quand cessèrent brusquement mes jeux favoris avec les amis. Finies les virées d’après le culte du dimanche, dans les jardins aux fruits défendus des missionnaires. Finie la chasse acharnée aux bonbons avec nos petits camarades aux têtes blondes. Finies les visites chez les Bazungu et les chaussures en cuir véritable. Mais finis aussi les petits déjeuners aux petits pains préparés par Gustave. Je devais partir, sans poser de questions et sans pleurs. J’étais fier d’être choisi. Pourtant je quittais mon frère jumeau.